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NOURRIR SON CORPS ET SON ESPRIT AVEC KALINKA
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1 juin 2011

JANE EYRE

CHAPITRE IV

 

Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens de rapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j’espérais un prochain changement dans ma position ; aussi combien étais-je impatiente d’une prompte guérison ! Je désirais et j’attendais en silence ; mais tout demeurait dans le même état. Les jours et les semaines s’écoulaient ; j’avais recouvré ma santé habituelle ; cependant, il n’était plus question du sujet qui m’intéressait tant. Mme Reed arrêtait quelquefois sur moi son regard sévère ; mais elle m’adressait rarement la parole.

Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s’était faite entre ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à part dans un petit cabinet ; je prenais mes repas seule ; je passais tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais de m’envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement qu’elle ne me souffrirait plus longtemps sous le même toit qu’elle ; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.

Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me faisait des grimaces toutes les fois qu’il me rencontrait. Un jour, il essaya de me battre ; mais je me retournai contre lui, poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte désespérée qui une fois déjà s’était emparé de moi. Il crut prudent de renoncer à ses projets. Il s’éloigna de moi en me menaçant, et en criant que je lui avais cassé le nez. J’avais en effet frappé cette partie proéminente de son visage, avec toute la force de mon poing ; quand je le vis dompté, soit par le coup, soit par mon regard, je me sentis toute disposée à profiter de mes avantages ; mais il avait déjà rejoint sa mère, et je l’entendis raconter, d’un ton pleureur, que cette méchante Jane s’était précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère l’interrompit brusquement.

« Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle ; je vous ai défendu de l’approcher ; elle ne mérite pas qu’on prenne garde à ses actes ; je ne désire voir ni vous ni vos sœurs jouer avec elle. »

J’étais appuyée sur la rampe de l’escalier, tout près de là. Je m’écriai subitement et sans penser à ce que je disais :

« C’est-à-dire qu’ils ne sont pas dignes de jouer avec moi. »

Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange et audacieuse déclaration, elle monta rapidement l’escalier ; plus prompte qu’un vent impétueux, elle m’entraîna dans la chambre des enfants et me poussa près de mon lit, en me défendant de quitter cette place et de prononcer une seule parole pendant le reste du jour.

« Que dirait mon oncle Reed, s’il était là ? » demandai-je presque involontairement.

Je dis presque involontairement ; car ces paroles, ma langue les prononçait sans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il y avait en moi une puissance qui parlait avant que je pusse m’y opposer.

« Comment ! s’écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris, ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une expression de terreur ; elle lâcha mon bras, semblant douter si j’étais une enfant ou un esprit.

J’avais commencé, je ne pouvais plus m’arrêter.

« Mon onde Reed est dans le ciel, continuai-je ; il voit ce que vous faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi ; ils savent que vous m’enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma mort. »

Mme Reed se fut bientôt remise ; elle me secoua violemment, et, après m’avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul mot.

Bessie y suppléa par un sermon d’une heure ; elle me prouva clairement que j’étais l’enfant la plus méchante et la plus abandonnée qui eût habité sous un toit. J’étais tentée de le croire, car je ne sentais que de mauvaises inspirations s’élever dans mon cœur.

Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et le nouvel an s’étaient célébrés à Gateshead avec la pompe ordinaire : des présents avaient été échangés, des dîners, des soirées donnés et reçus. J’étais naturellement exclue de ces plaisirs ; toute ma part de joie était d’assister chaque jour à la toilette d’Éliza et de Georgiana, de les voir descendre dans le salon avec leurs robes de mousseline légère, leurs ceintures roses, leurs cheveux soigneusement bouclés. Puis j’épiais le passage du sommelier et du cocher ; j’écoutais le son du piano et de la harpe, le bruit des verres et des porcelaines, au moment où l’on apportait les rafraîchissements dans le salon. Quelquefois même, lorsque la porte s’ouvrait, le murmure interrompu de la conversation arrivait jusqu’à moi.

Quand j’étais fatiguée de cette occupation, je quittais l’escalier pour rentrer dans la chambre solitaire des enfants ; quoique cette pièce fût un peu triste, je n’y étais pas malheureuse ; je ne désirais pas descendre, car personne n’aurait fait attention à ma présence. Si Bessie s’était montrée bonne pour moi, j’aurais mieux aimé passer toutes mes soirées près d’elle que de rester des heures entières sous le regard sévère de Mme Reed, dans une pièce remplie de femmes élégantes.

Mais Bessie, aussitôt que ses jeunes maîtresses étaient habillées, avait l’habitude de se rendre dans les régions bruyantes de la cuisine ou de l’office, et elle emportait ordinairement la lumière avec elle ; alors, jusqu’au moment où le feu s’éteignait, je m’asseyais près du foyer avec ma poupée sur mes genoux, jetant de temps en temps un long regard tout autour de moi, pour m’assurer qu’aucun fantôme n’avait pénétré dans cette chambre demi-obscure. Lorsque les cendres rouges commençaient à pâlir, je me déshabillais promptement, tirant de mon mieux sur les nœuds et sur les cordons, et j’allais chercher dans mon petit lit un abri contre le froid et l’obscurité. J’emportais ma poupée avec moi. On a toujours besoin d’aimer quelque chose, et ne trouvant aucun objet digne de mon affection, je m’efforçais de mettre ma joie à chérir cette image flétrie et aussi déguenillée qu’un épouvantail.

C’est à peine si je puis me rappeler maintenant avec quelle absurde sincérité j’aimais ce morceau de bois qui me paraissait vivant et capable de sentir ; je ne pouvais pas m’endormir sans avoir enveloppé ma poupée dans mon peignoir, et quand elle était bien chaudement, je me trouvais plus heureuse, parce que je la croyais heureuse elle-même.

Les heures me semblaient bien longues jusqu’au départ des convives. J’écoutais toujours si je n’entendrais point dans l’escalier les pas de Bessie ; elle venait quelquefois chercher son dé et ses ciseaux, ou m’apporter pour mon souper une talmouse ou quelque autre gâteau. Elle s’asseyait près de mon lit pendant que je mangeais, et, quand j’avais fini, elle ramenait mes couvertures sur moi, et me disait, en m’embrassant deux fois : « Bonne nuit, mademoiselle Jane. » Alors Bessie me semblait l’être le meilleur, le plus beau, le plus doux de la terre ; je souhaitais du fond de mon cœur la voir toujours aussi bonne et aussi aimable. Je désirais qu’elle ne me grondât plus, qu’elle cessât de m’imposer des tâches impossibles.

Bessie devait être une fille capable. Elle faisait adroitement tout ce qu’elle entreprenait, et je crois qu’elle racontait d’une manière remarquable, car les histoires dont elle amusait mon enfance m’ont laissé une impression profonde. Elle était jolie, si mes souvenirs sont exacts ; c’était une jeune femme élancée, aux cheveux noirs, aux yeux foncés. Je me rappelle ses traits délicats, son teint blanc et transparent ; mais son caractère était vif et capricieux. Cependant, bien qu’elle fût indifférente aux grands principes de justice, je la préférais à tous les autres habitants de Gateshead.

On était au 15 du mois de janvier, l’horloge avait sonné neuf heures. Bessie était descendue déjeuner, mes cousines n’avaient pas encore été appelées par leur mère. Éliza mettait son chapeau et sa robe la plus chaude pour aller visiter son poulailler. C’était son occupation favorite ; mais ce qui lui plaisait plus encore, c’était de vendre ses œufs à la femme de charge et d’amasser l’argent qu’elle en recevait. Elle avait des dispositions pour le commerce et une tendance singulière à thésauriser ; car, non contente de trafiquer de ses œufs et de ses poulets, elle cherchait à tirer le plus d’argent possible de ses fleurs, de ses graines et de ses boutures. Le jardinier avait ordre d’acheter à la jeune fille tous les produits de son jardin qu’elle désirait vendre, et Éliza aurait vendu les cheveux de sa tête si elle avait pu en tirer bénéfice. Quant à son argent, elle l’avait d’abord caché dans des coins, après l’avoir enveloppé dans de vieux morceaux de papier ; mais quelques-unes de ces cachettes ayant été découvertes par la servante, Éliza craignit de perdre un jour tout son trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en exigeant un intérêt de 50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle le touchait à chaque trimestre, et, pleine d’une anxieuse sollicitude, elle conservait dans un petit livre le compte de son argent.

Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elle entremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes fanées qu’elle avait trouvées dans une mansarde. Cependant je faisais mon lit, ayant reçu de Bessie l’ordre exprès de le finir avant son retour ; car Bessie m’employait souvent comme une servante subalterne, pour nettoyer la chambre et épousseter les meubles. Après avoir étendu la courte-pointe et plié mes vêtements de nuit, j’allai à la fenêtre ; quelques livres d’images et quelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais Georgiana m’ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me trouvant inoccupée, j’approchai mes lèvres des fleurs de glace qui obscurcissaient les carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le sol avait été pétrifié par une rude gelée.

De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l’allée par laquelle entraient les voitures ; mon haleine avait, comme je l’ai dit, fait une place à mon regard sur le feuillage argenté qui revêtait les vitres, quand je vis les portes s’ouvrir. Une voiture entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers la maison. Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs qu’elles contenaient n’étaient jamais intéressants pour moi.

La calèche s’arrêta devant la porte ; la sonnette fut tirée, et on introduisit le nouveau venu. Comme ces détails m’étaient indifférents, je reportai toute mon attention sur un petit rouge-gorge affamé, qui était venu chanter dans les branches dépouillées d’un cerisier placé devant le mur, au-dessous de la fenêtre. Il me restait encore du pain de mon déjeuner, j’en émiettai un morceau et je secouai l’espagnolette, voulant répandre les miettes sur le bord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l’escalier et arriva dans la chambre en criant :

« Mademoiselle Jane, retirez votre tablier. Que faites-vous là ? avez-vous lavé votre figure et vos mains ce matin ? »

Avant de répondre, je tirai une fois encore l’espagnolette, car je tenais à donner moi-même le pain au petit oiseau. Le châssis céda, je jetai une partie des miettes par terre et l’autre sur les branches de l’arbre ; puis, refermant la fenêtre, je répondis tranquillement :

« Non, Bessie, je finis d’épousseter.

— Quelle petite fille désagréable et sans soin ! Que faisiez-vous là ? Vous êtes toute rouge comme une coupable. Pourquoi avez-vous ouvert la croisée ? »

Je n’eus pas l’embarras de répondre, car Bessie semblait trop occupée pour écouter mes explications ; elle m’emmena vers la table de toilette, prit du savon et de l’eau, et m’en frotta sans pitié la figure et les mains. Heureusement pour moi elle y mit peu de temps ; ensuite elle lissa mes cheveux, me retira mon tablier, et me poussant sur l’escalier, m’ordonna de descendre bien vite dans la salle à manger, où j’étais attendue.

J’allais demander qui m’attendait et si ma tante se trouvait en bas ; mais Bessie avait déjà disparu en fermant la porte de la chambre derrière elle.

Je descendis lentement. Depuis plus de trois mois je n’avais pas été appelée par Mme Reed. Renfermée pendant si longtemps dans la chambre du premier, le rez-de-chaussée était devenu pour moi une région imposante et dans laquelle il m’était pénible d’entrer. J’arrivai dans l’antichambre devant la porte de la salle à manger ; là je m’arrêtai intimidée et tremblante ; redoutant sans cesse des punitions injustes, j’étais devenue en peu de temps défiante et craintive. Je n’osais pas avancer ; pendant une dizaine de minutes je demeurai dans une hésitation agitée. Tout à coup la sonnette retentit violemment : force me fut d’entrer.

« Qui donc peut m’attendre ? me demandais-je intérieurement, pendant qu’avec mes deux mains je tournais le dur loquet qui résista quelques secondes à mes efforts. Qui vais-je trouver avec ma tante ? »

Le loquet céda, la porte s’ouvrit ; je m’avançai en saluant bien bas, et je regardai autour de moi. Quelque chose de sombre et de long, une sorte de colonne obscure, arrêta mes yeux. Je reconnus enfin une triste figure habillée de noir qui se tenait debout devant moi. La partie supérieure de ce personnage étrange ressemblait à un masque taillé, qu’on aurait planté sur une longue flèche en guise de tête.

Mme Reed occupait sa place ordinaire, près du feu. Elle me fit signe d’approcher ; j’obéis, et regardant l’étranger immobile, elle me présenta à lui en disant :

« Voici la petite fille dont je vous ai parlé. »

Il tourna lentement la tête de mon côté, et, après m’avoir examinée d’un regard inquisiteur qui perçait à travers des cils noirs et épais, il demanda d’un ton solennel et d’une voix très basse quel âge j’avais.

« Dix ans, répondit ma tante.

— Tant que cela ? » reprit-il d’un air de doute.

Et il prolongea son examen quelques minutes encore ; puis, s’adressant à moi, il me dit :

« Quel est votre nom, enfant ?

— Jane Eyre, monsieur. »

En prononçant ces paroles, je le regardais : il me sembla grand, mais je me souviens qu’alors j’étais très petite ; ses traits me parurent grossièrement accentués, et je leur trouvais, ainsi qu’à toutes les autres lignes de sa personne, une expression dure et hypocrite.

« Eh bien ! Jane Eyre, êtes-vous une bonne petite fille ? »

Impossible de répondre affirmativement. Ceux qui m’entouraient pensaient le contraire ; je demeurai silencieuse. Mme Reed parla pour moi, et secouant la tête d’une manière expressive, elle reprit rapidement :

« Moins nous parlerons sur ce sujet, mieux peut-être cela vaudra, monsieur Brockelhurst.

— En vérité, j’en suis fâché ; il faut que je m’entretienne quelques instants avec elle. »

Et, renonçant à sa position perpendiculaire, il s’installa dans un fauteuil vis-à-vis Mme Reed.

« Venez ici, » me dit-il.

Il frappa légèrement du pied le tapis et m’ordonna de me placer devant lui. Sa figure me produisit un effet étrange, quand, me trouvant sur la même ligne que lui, je pus voir son grand nez et sa bouche garnie de dents énormes.

« Il n’y a rien de si triste que la vue d’un méchant enfant, reprit-il, surtout d’une méchante petite fille. Savez-vous où vont les réprouvés après leur mort ? »

Ma réponse fut rapide et orthodoxe.

« En enfer, m’écriai-je.

— Et qu’est-ce que l’enfer ? pouvez-vous me le dire ?

— C’est un gouffre de flammes.

— Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler pendant l’éternité ?

— Non, monsieur.

— Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée ? »

Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m’attaquer sur ce que je répondis.

« Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir.

— Et que ferez-vous pour cela ? des enfants plus jeunes que vous périssent journellement. Il y a encore bien peu de temps, j’ai enterré un petit enfant de cinq ans ; mais il était bon, et son âme est allée au ciel ; on ne pourrait en dire autant de vous, si vous étiez appelée dans un autre monde. »

Ne pouvant pas faire cesser ses doutes, je fixai mes yeux sur ses deux grands pieds, et je soupirai en souhaitant la fin de cet interrogatoire.

« J’espère que ce soupir vient du cœur, reprit M. Brockelhurst, et que vous vous repentez d’avoir toujours été un sujet de tristesse pour votre excellente bienfaitrice. »

Bienfaitrice ! bienfaitrice ! ils appellent tous Mme Reed ma bienfaitrice ; s’il en est ainsi, une bienfaitrice est quelque chose de bien désagréable.

« Dites-vous vos prières matin et soir ? continua mon interrogateur.

— Oui, monsieur.

— Lisez-vous la Bible ?

— Quelquefois.

— Le faites-vous avec plaisir ? aimez-vous cette lecture ?

— J’aime les Révélations, le Livre de Daniel, la Genèse, Samuel, quelques passages de l’Exode, des Rois, des Chroniques, et j’aime aussi Job et Jonas.

— Et les Psaumes, j’espère que vous les aimez ?

— Non, monsieur.

— Oh ! quelle honte ! J’ai un petit garçon plus jeune que vous, qui sait déjà six psaumes par cœur ; et quand on lui demande ce qu’il préfère, manger un pain d’épice ou apprendre un verset, il vous répond : « J’aime mieux apprendre un verset, parce que les anges chantent les psaumes, et que je veux être un petit ange sur la terre ; » et alors on lui donne deux pains d’épice, en récompense de sa piété d’enfant.

— Les Psaumes ne sont point intéressants, observai-je.

— C’est une preuve que vous avez un mauvais cœur. Il faut demander à Dieu de le changer, de vous en accorder un autre plus pur, de vous retirer ce cœur de pierre pour vous donner un cœur de chair. »

J’essayais de comprendre par quelle opération pourrait s’accomplir ce changement, lorsque Mme Reed m’ordonna de m’asseoir, et prenant elle-même le fil de la conversation :

« Je crois, monsieur Brockelhurst, dit-elle, vous avoir mentionné dans ma lettre, il y a trois semaines environ, que cette petite fille n’a pas le caractère et les dispositions que j’eusse voulu voir en elle. Si donc vous l’admettez dans l’école de Lowood, je demanderai que les chefs et les maîtresses aient l’œil sur elle ; je les prierai surtout de se tenir en garde contre son plus grand défaut, je veux parler de sa tendance au mensonge. Je dis toutes ces choses devant vous, Jane, ajouta-t-elle, afin que vous n’essayiez pas de tromper M. Brockelhurst. »

J’étais tout naturellement portée à craindre et à détester Mme Reed, elle qui semblait sans cesse destinée à me blesser cruellement. Je n’étais jamais heureuse en sa présence ; quels que fussent mes soins pour lui obéir et lui plaire, mes efforts étaient toujours repoussés, et je ne recevais en échange que des reproches semblables à celui que je viens de rapporter. Cette accusation qui m’était infligée devant un étranger me fut profondément douloureuse. Je voyais vaguement qu’elle venait de briser toutes mes espérances dans cette nouvelle vie où je devais entrer ; je sentais confusément, et sans m’en rendre compte, qu’elle semait l’aversion et la malveillance sur le chemin que j’allais parcourir.

Je me voyais transformée aux yeux de M. Brockelhurst en petite fille dissimulée ; et que pouvais-je faire pour effacer cette injustice ?

« Rien, rien, » pensai-je en moi-même. Je m’efforçai de réprimer un sanglot et j’essuyai rapidement quelques larmes, preuves trop évidentes de mon angoisse.

« Le mensonge est un triste défaut chez un enfant, dit M. Brockelhurst, et celui qui aura trompé pendant sa vie trouvera la punition de ses fautes dans un gouffre de flammes et de soufre ; mais elle sera surveillée ; je parlerai d’elle à Mlle Temple et aux institutrices.

— Je voudrais, continua Mme Reed, que son éducation fût en rapport avec sa position, qu’on la rendît utile et humble. Quant aux vacances, je vous demanderai la permission de les lui laisser passer à Lowood.

— Vos projets sont pleins de sagesse, madame, reprit M. Brockelhurst ; l’humilité est une vertu chrétienne, et elle est nécessaire surtout aux élèves de Lowood. Je demande sans cesse qu’on apporte un soin tout particulier à la leur inspirer. J’ai longtemps cherché les meilleurs moyens de mortifier en elles le sentiment mondain de l’orgueil, et l’autre jour j’ai eu une preuve de mon succès. Ma seconde fille est allée avec sa mère visiter l’école, et à son retour elle s’est écriée : « Ô mon père ! combien tous ces enfants de Lowood semblent tranquilles et simples, avec leurs cheveux relevés derrière l’oreille, leurs longs tabliers, leurs petites poches cousues à l’extérieur de leurs robes ! Elles sont vêtues presque comme les enfants des pauvres ; et, ajouta-t-elle, elles regardaient ma robe et celle de maman comme si elles n’eussent jamais vu de soie. »

— Voilà une discipline que j’approuve entièrement, continua Mme Reed ; j’aurais cherché dans toute l’Angleterre que je n’eusse rien trouvé de mieux pour le caractère de Jane. Mais, mon cher monsieur Brockelhurst, je demande de l’uniformité sur tous points.

— Certes, madame, c’est un des premiers devoirs chrétiens, et à Lowood nous l’avons observée dans tout : une nourriture et des vêtements simples, un bien-être que nous avons eu soin de ne pas exagérer, des habitudes dures et laborieuses : telle est la règle de cette maison.

— Très bien, monsieur : alors je puis compter que cette enfant sera reçue à Lowood, qu’elle y sera élevée comme il convient à sa position, et en vue de ses devoirs à venir.

— Vous le pouvez, madame ; elle sera placée dans cet asile de plantes choisies, et j’espère que l’inestimable privilège de son admission la rendra reconnaissante.

— Je l’enverrai aussitôt que possible, monsieur Brockelhurst ; car j’ai bien hâte, je vous assure, d’être débarrassée d’une responsabilité qui devient aussi lourde.

— Sans doute, sans doute. Madame, ajouta-t-il, je me vois obligé de vous faire mes adieux. Je ne retournerai à mon château que dans une semaine ou deux ; car mon bon ami, l’archidiacre, ne veut pas me permettre de le quitter avant ce temps-là ; mais je ferai dire à Mlle Temple qu’elle a une nouvelle élève à attendre, et ainsi la réception de Mlle Jane n’éprouvera aucune difficulté. Adieu, madame.

— Adieu, monsieur ; rappelez-moi au souvenir de Mme et de Mlle Brockelhurst.

— Je n’y manquerai pas, madame. Petite, dit-il en se tournant vers moi, voici un livre intitulé le Guide de l’Enfance ; vous lirez les prières qui s’y trouvent ; mais lisez surtout cette partie ; vous y verrez racontée la mort soudaine et terrible de Martha G…, méchante petite fille qui, comme vous, avait pris l’habitude du mensonge. »

En disant ces mots, M. Brockelhurst me mit dans la main une brochure soigneusement recouverte d’un papier, et, après avoir fait demander sa voiture, il nous quitta.

Je restai seule avec Mme Reed. Quelques minutes se passèrent en silence. Elle cousait et je l’examinais.

Mme Reed pouvait avoir trente-six ou trente-sept ans : c’était une femme d’une constitution robuste, aux épaules carrées, aux membres vigoureux ; elle n’était point lourde, bien que petite et forte ; sa figure paraissait large, à cause du développement excessif de son menton. Elle avait le front bas, la bouche et le nez assez réguliers ; ses yeux, sans bonté, brillaient sous des cils pâles ; sa peau était noire et ses cheveux blonds. D’un tempérament fort et sain, elle ignorait la maladie ; c’était une ménagère soigneuse et habile, qui surveillait aussi bien ses fermes que sa maison ; ses enfants seuls se riaient quelquefois de son autorité ; elle s’habillait avec goût, et sa tenue faisait toujours ressortir sa toilette.

Assise sur une chaise basse, non loin de son fauteuil, j’avais pu l’examiner et étudier tous les traits de son visage. Je tenais dans ma main ce livre qui racontait la mort subite d’une menteuse ; mon attention s’y reporta, et ce fut comme un avertissement pour moi.

Ce qui venait de se passer, ce que Mme Reed avait dit à M. Brockelhurst, toute leur conversation enfin était encore récente et douloureuse dans mon esprit ; chaque mot m’avait frappée comme un dard, et j’étais là, agitée par un vif ressentiment.

Mme Reed leva les yeux de son ouvrage, les fixa sur moi, et ses doigts s’arrêtèrent.

« Sortez d’ici, retournez dans votre chambre, » me dit-elle.

Mon regard, ou je ne sais quelle autre chose, l’avait sans doute blessée ; car, bien qu’elle se contînt, son accent était très irrité. Je me levai et je me dirigeai vers la porte ; mais je revins sur mes pas, j’allai du côté de la fenêtre, puis au milieu de la chambre ; enfin je m’approchai d’elle.

Il fallait parler ; j’avais été impitoyablement foulée aux pieds, je sentais le besoin de me venger ; mais comment ? Quelles étaient mes forces pour lutter contre une telle adversaire ? Je fis appel à tout ce qu’il y avait d’énergie en moi, et je la concentrai dans ces seuls mots :

« Je ne suis pas dissimulée ; si je l’étais, j’aurais dit que je vous aimais ; mais je déclare que je ne vous aime pas ; je vous déteste plus que personne au monde, excepté toutefois John Reed. Cette histoire d’une menteuse, vous pouvez la donner à votre fille Georgiana, car c’est elle qui vous trompe, et non pas moi. »

Les doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de glace continuaient à me fixer froidement.

« Qu’avez-vous encore à me dire ? » me demanda-t-elle d’un ton qu’on aurait plutôt employé avec une femme qu’avec une enfant.

Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue, aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai :

« Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne vous appellerai plus jamais ma tante ; je ne viendrai jamais vous voir lorsque je serai grande, et quand quelqu’un me demandera si je vous aime et comment vous me traitiez, je lui dirai que votre souvenir seul me fait mal, et que vous avez été cruelle pour moi.

— Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane ?

— Comment je l’oserai, madame Reed ? Je l’oserai, parce que c’est la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre sans que personne m’aime, sans qu’on soit bon pour moi ; mais non, et vous n’avez pas eu pitié de moi ; je me rappellerai toujours avec quelle dureté vous m’avez repoussée dans la chambre rouge, quel regard vous m’avez jeté, alors que j’étais à l’agonie. Et pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié : « Ma tante ayez pitié de moi ! » Et cette punition, vous me l’aviez infligée parce que j’avais été frappée, jetée à terre par votre misérable fils. Je dirai l’exacte vérité à tous ceux qui me questionneront. On croit que vous êtes bonne ; mais votre cœur est dur et vous êtes dissimulée. »

Quand j’eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe que j’aie jamais éprouvé s’était emparé de mon âme. Je crus qu’une chaîne invisible s’était brisée et que je venais de conquérir une liberté inespérée.

Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée ; son ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu’elle allait pleurer.

« Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu’avez-vous ? pourquoi tremblez-vous si fort ? Voulez-vous boire un peu d’eau ?

— Non, madame Reed.

— Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane ? Je vous assure que je désire être votre amie.

— Non ; vous prétendiez tout à l’heure, devant M. Brockelhurst, que j’avais un mauvais caractère et que j’étais une menteuse ; mais tout le monde saura votre conduite à Lowood.

— Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas ; il faut bien corriger les enfants de leurs défauts.

— Le mensonge n’est pas mon défaut, m’écriai-je d’une voix sauvage.

– Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.

— Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher. Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, car je déteste cette maison.

— Oh ! oui, je t’y enverrai aussitôt que possible, » murmura Mme Reed en ramassant son ouvrage ; puis elle quitta vivement la chambre.

On m’avait laissée seule, maîtresse du terrain ; c’était ma plus rude bataille, ma première victoire : je restai un moment à la place où s’était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude conquise. D’abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être se dilater ; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les battements accélérés de mon pouls : un enfant ne peut pas discuter avec ses supérieurs ainsi que je l’avais fait, il ne peut pas donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand j’avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un tas de bruyères embrasées ; mais de même que celles-ci, après avoir été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse d’une position où j’étais haïe autant que je haïssais.

J’avais goûté la vengeance pour la première fois ; comme les vins épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante ; mais l’arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d’un empoisonnement. Alors je serais allée de bon cœur demander pardon à Mme Reed ; mais je savais par l’expérience et par l’instinct que je l’aurais ainsi rendue plus ennemie, et que j’aurais excité les violents entraînements de ma nature.

Le moins que je pusse montrer, c’était l’emportement dans mes paroles ; le moins que je pusse sentir, c’était une sombre indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m’efforçant de lire ; mais je ne compris rien : ma pensée flottante ne pouvait se fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j’avais trouvées jadis si séduisantes. J’ouvris la porte vitrée de la salle à manger : le bosquet était silencieux ; une gelée que n’avait brisée ni le soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour envelopper ma tête et mes bras, et j’allai me promener dans une partie du parc tout à fait séparée du reste.

Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l’automne dont le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées par le vent et roidies par les glaces ; je m’appuyai contre la grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne paissaient plus, et où l’herbe avait été tondue par l’hiver et revêtue de blanc. C’était un jour bien sombre, un ciel bien obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le clos couvert de givre. J’étais triste et malheureuse, et je murmurais tout bas : « Que faire, que faire ? »

J’entendis tout à coup une voix claire me crier :

« Mademoiselle Jane, où êtes-vous ? venez déjeuner. »

C’était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien ; mais bientôt le bruit léger de ses pas arriva jusqu’à moi. Elle traversait le sentier et se dirigeait de mon côté.

« Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas quand on vous appelle ? »

La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées dont j’étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un peu de mauvaise humeur. Le fait est qu’après ma lutte avec Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d’une servante me touchait peu, et j’étais prête à venir me réchauffer à la lumière de son jeune cœur.

Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant :

« Venez, Bessie, ne grondez plus. »

Je ne m’étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive ; cette manière d’être plut à Bessie.

« Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en me regardant ; une petite créature vagabonde, aimant la solitude. Vous allez en pension, n’est-ce pas ? »

Je fis un signe affirmatif.

« Et n’êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie ?

— Que suis-je pour Bessie ? elle me gronde toujours.

— C’est qu’aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée. Si vous étiez un peu plus hardie…

— Oui, pour recevoir encore plus de coups.

— Sottise ! Mais du reste il est certain que vous n’êtes pas bien traitée ; ma mère, lorsqu’elle vint me voir la semaine dernière, me dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants à votre place. Mais venez, j’ai une bonne nouvelle pour vous.

— Je ne le pense pas, Bessie.

— Enfant, que voulez-vous dire ? Pourquoi fixer sur moi un regard si triste ? Eh bien ! vous saurez que monsieur, madame et mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs connaissances ; quant à vous, vous le prendrez avec moi ; je demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et ensuite vous m’aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu’il faudra bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez Gateshead dans un jour ou deux ; vous choisirez ceux de vos vêtements que vous voulez emporter.

— Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu’à mon départ.

— Eh bien, oui ; mais soyez une bonne fille et n’ayez pas peur de moi. Ne reculez pas quand je parle un peu haut, car c’est là ce qui m’irrite le plus.

— Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie, parce que je suis habituée à vos manières ; mais j’aurai bientôt de nouvelles personnes à craindre.

— Si vous les craignez, elles vous détesteront.

— Comme vous, Bessie ?

— Je ne vous déteste pas, mademoiselle ; je crois vous aimer encore plus que les autres.

— Vous ne me le montrez pas.

— Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler ; qui donc vous a rendue si hardie ?

— Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d’ailleurs… »

J’allais parler de ce qui s’était passé entre moi et Mme Reed ; mais à la réflexion, je pensai qu’il valait mieux garder le silence sur ce sujet.

« Et alors vous êtes contente de me quitter ?

— Non, Bessie, non, en vérité ; et même dans ce moment je commence à en être un peu triste.

— Dans ce moment, et un peu ! comme vous dites cela froidement, ma petite demoiselle ! Je suis sûre que, si je vous demandais de m’embrasser, vous me refuseriez.

— Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi ; baissez un peu votre tête. »

Bessie s’inclina, et nous nous embrassâmes ; puis, étant tout à fait remise, je la suivis à la maison.

L’après-midi se passa dans la paix et l’harmonie. Le soir, Bessie me conta ses histoires les plus attrayantes et me chanta ses chants les plus doux. Même pour moi, la vie avait ses rayons de soleil.

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