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NOURRIR SON CORPS ET SON ESPRIT AVEC KALINKA
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25 juillet 2012

JANE EYRE

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CHAPITRE XXI


Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l’humanité n’a pas encore trouvé la clef ; je n’ai jamais ri des pressentiments, parce que j’en ai eu d’étranges ; il y a des sympathies qui produisent des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se continuent, malgré la distance, à cause de l’origine qui est commune ; et les signes pourraient bien n’être que la sympathie entre l’homme et la nature.

Un jour, à l’âge de six ans, j’entendis Bessie raconter à Abbot qu’elle avait rêvé d’un petit enfant, et que c’était un signe de malheur pour soi ou pour ses parents ; cette croyance populaire se serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance qui l’y fixa à jamais : le jour suivant, Bessie fut demandée au lit de mort de sa petite sœur.

Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce, que, pendant une semaine entière, j’avais toutes les nuits rêvé d’un enfant : tantôt je l’endormais dans mes bras, tantôt je le berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau courante. Une nuit l’enfant pleurait ; la nuit suivante, au contraire, il riait ; quelquefois il se tenait attaché à mes vêtements, d’autres fois il courait loin de moi : mais, sous n’importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant sept nuits successives.

Je n’aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour continuel de la même image ; je devenais nerveuse au moment où je voyais approcher l’heure de me coucher, l’heure de la vision. J’étais encore dans la compagnie de ce fantôme d’enfant la nuit où j’entendis le terrible cri, et l’après-midi du lendemain on vint m’avertir que quelqu’un m’attendait dans la chambre de Mme Fairfax ; je m’y rendis et j’y trouvai un homme qui me parut un domestique de bonne maison ; il était en grand deuil, et le chapeau qu’il tenait à la main était entouré d’un crêpe.

« Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, dit-il en se levant ; je m’appelle Leaven ; j’étais cocher chez Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours au château.

— Oh ! Robert, comment vous portez-vous ? je ne vous ai pas oublié du tout ; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie ? car vous avez épousé Bessie.

— Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous remercie ; il y a à peu près deux mois, elle m’a encore donné un enfant, nous en avons trois maintenant ; la mère et les enfants prospèrent.

— Et comment va-t-on au château, Robert ?

— Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, mademoiselle ; cela ne va pas bien, et la famille vient d’éprouver un grand malheur.

— J’espère que personne n’est mort ? » dis-je en jetant un coup d’œil sur ses vêtements.

Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit : « Il y a eu hier huit jours, M. John est mort dans son appartement de Londres.

— M. John ?

— Oui.

— Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup ?

— Dame, mademoiselle Eyre, ce n’est pas un petit malheur : sa vie a été désordonnée ; les trois dernières années, il s’est conduit d’une manière singulière, et sa mort a été choquante.

— Bessie m’a dit qu’il ne se conduisait pas bien.

— Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et gaspillé sa fortune avec ce qu’il y avait de plus mauvais en hommes et en femmes ; il a fait des dettes, il a été mis en prison. Deux fois sa mère est venue à son aide ; mais, aussitôt qu’il était libre, il retournait à ses anciennes habitudes. Sa tête n’était pas forte ; les bandits avec lesquels il a vécu l’ont complètement dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a demandé qu’on lui remît la fortune de toute la famille entre les mains ; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite par les extravagances de son fils ; celui-ci partit donc, et bientôt on apprit qu’il était mort ; comment, Dieu le sait ! On prétend qu’il s’est tué. »

Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible. Robert continua :

« Madame elle-même a été bien malade ; elle n’a pas eu la force de supporter cela : la perte de sa fortune et la crainte de la pauvreté l’avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de M. John fut le dernier coup ; elle est restée trois jours sans parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma femme ; mais ce n’est qu’hier matin que Bessie l’a entendue balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots : « Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler. » Bessie n’est pas sûre qu’elle ait sa raison et qu’elle désire sérieusement vous voir ; mais elle a raconté ce qui s’était passé à Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer chercher. Les jeunes filles ont d’abord refusé ; mais, comme leur mère devenait de plus en plus agitée, et qu’elle continuait à dire : « Jane, Jane », elles ont enfin consenti. J’ai quitté Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je voudrais vous emmener demain matin de bonne heure.

— Oui, Robert, je serai prête ; il me semble que je dois y aller.

— Je le crois aussi, mademoiselle ; Bessie m’a dit qu’elle était sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu’avant de partir il vous faut demander la permission.

— Oui, et je vais le faire tout de suite. »

Après l’avoir mené à la salle des domestiques et l’avoir recommandé à John et à sa femme, j’allai à la recherche de M. Rochester.

Il n’était ni dans les chambres d’en bas, ni dans la cour, ni dans l’écurie, ni dans les champs ; je demandai à Mme Fairfax si elle ne l’avait pas vu, elle me répondit qu’il jouait au billard avec Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où j’entendis le bruit des billes et le son des voix. M. Rochester, Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs étaient occupés à jouer ; il me fallut un peu de courage pour les déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande ; aussi, m’approchai-je de mon maître, qui était à côté du Mlle Ingram. Elle se retourna et me regarda dédaigneusement ; ses yeux semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et lorsque je murmurai tout bas : « Monsieur Rochester ! » elle fit un mouvement comme pour m’ordonner de me retirer. Je me la rappelle à ce moment ; elle était pleine de grâce et frappante de beauté : elle portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel ; une écharpe de gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux ; le jeu l’avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à l’expression de ses grandes lignes :

« Cette personne a-t-elle besoin de vous ? » demanda Mlle Ingram à M. Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était cette personne.

Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque ; il jeta à terre la queue qu’il tenait et sortit de la chambre avec moi.

« Eh bien, Jane ? dit-il en s’appuyant le dos contre la porte de la chambre d’étude qu’il venait de fermer.

« Je vous demanderai, monsieur, d’avoir la bonté de m’accorder une ou deux semaines de congé.

— Pour quoi faire ? Pour aller où ?

— Pour aller voir une dame malade qui m’a envoyé chercher.

— Quelle dame malade ? Où demeure-t-elle ?

— À Gateshead, dans le comté de…

— Mais c’est à cent milles d’ici ; quelle peut être cette dame qui envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance ?

— Elle s’appelle Mme Reed, monsieur.

— Reed, de Gateshead ? Il y avait un M, Reed, de Gateshead ; il était magistrat.

— C’est sa veuve, monsieur.

— Et qu’avez-vous à faire avec elle ? comment la connaissez-vous ?

— M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère.

— Vous ne m’avez jamais dit cela auparavant ; vous avez toujours prétendu, au contraire, que vous n’aviez pas de parents.

— Je n’en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me reconnaître ; M. Reed est mort, et sa femme m’a chassée loin d’elle.

— Pourquoi ?

— Parce qu’étant pauvre, je lui étais à charge, et qu’elle me détestait.

— Mais M. Reed a laissé des enfants ; vous devez avoir des cousins. Sir George Lynn me parlait hier d’un Reed de Gateshead, qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram me parlait également d’une Georgiana Reed qui, il y a un hiver ou deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté.

— John Reed est mort, monsieur ; il s’est ruiné et a à moitié ruiné sa famille ; on croit qu’il s’est tué ; cette nouvelle a tellement affligé sa mère, qu’elle a eu une attaque d’apoplexie.

— Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane ? Vous ne prétendez pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera peut-être morte avant votre arrivée ; d’ailleurs, vous dites qu’elle vous a chassée.

— Oui, monsieur ; mais il y a bien longtemps, et sa position était différente alors ; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas à son désir.

— Combien de temps resterez-vous ?

— Aussi peu de temps que possible, monsieur.

— Promettez-moi de ne rester qu’une semaine.

— Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai peut-être pas tenir ma parole.

— Mais en tout cas vous reviendrez ? rien ne pourra vous faire rester toujours avec votre tante ?

— Oh ! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.

— Et qui est-ce qui vous accompagne ? vous n’allez pas faire ce long voyage seule ?

— Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.

— Est-ce un homme de confiance ?

— Oui, monsieur ; il est dans la famille depuis dix ans. »

M. Rochester réfléchit.

« Quand désirez-vous partir ? demanda-t-il.

— Demain matin de bonne heure.

— Mais il vous faut de l’argent, vous ne pouvez pas partir sans rien, et je pense que vous n’avez pas grand-chose ; je ne vous ai pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il en souriant, combien avez-vous d’argent en tout ? »

Je tirai ma bourse ; elle n’était pas bien lourde.

« Cinq schillings, monsieur, » répondis-je.

Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut content de la voir aussi peu garnie ; il tira son portefeuille.

« Prenez, » dit-il, en m’offrant un billet. Il était de cinquante livres, et il ne m’en devait que quinze.

Je lui dis que je n’avais pas de monnaie.

« Je n’ai pas besoin de monnaie ; prenez ce sont vos gages. »

Je refusai d’accepter plus qu’il ne m’était dû. Il voulut d’abord m’y forcer ; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il me dit :

« Vous avez raison : il vaut mieux que je ne vous donne pas tout maintenant. Si vous aviez cinquante livres, vous pourriez bien rester six mois ; mais en voilà dix. Est-ce assez ?

— Oui, monsieur, mais vous m’en devez encore cinq.

— Alors, revenez les chercher ; je suis votre banquier pour quarante livres.

— Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d’une autre chose importante, puisque je le puis maintenant.

— Et quelle est cette chose ? je suis curieux de l’apprendre.

— Vous m’avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous marier.

— Oui. Eh bien ! après ?

— Dans ce cas, monsieur, il faudra qu’Adèle aille en pension ; je suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.

— Pour l’éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout droit… au diable !

— J’espère que non, monsieur ; mais il faudra que je cherche une autre place.

— Oui, » s’écria-t-il d’une voix sifflante et en contorsionnant. les traits de son visage d’une manière à la fois fantastique et comique. Il me regarda quelques minutes. « Et vous demanderez à la vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je suppose ?

— Non, monsieur ; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai annoncer dans un journal.

— Oui, oui ; vous monterez au haut d’une pyramide ; vous vous ferez annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné qu’un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane, j’en ai besoin.

— Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne pourrais pas un instant me passer de cet argent.

— Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter ! Eh bien, rendez-moi cinq livres seulement, Jane.

— Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.

— Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la regarde.

— Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.

— Jane ?

— Monsieur.

— Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander ?

— Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je pourrai tenir.

— Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous en rapporter à moi pour votre position ; je vous en trouverai une avec le temps.

— Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me promettez qu’Adèle et moi nous serons hors de la maison et en sûreté avant que votre femme y entre.

— Très bien, très bien, je vous le promets ; vous partez demain, n’est-ce-pas ?

— Oui, monsieur, demain matin.

— Viendrez-vous au salon ce soir après dîner ?

— Non, monsieur ; j’ai des préparatifs de voyage à faire.

— Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.

— Je le pense, monsieur.

— Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation ? Jane, apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.

— On se dit adieu, ou bien autre chose si l’on préfère.

— Eh bien ! dites-le.

— Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.

— Et moi, que dois-je dire ?

— La même chose si vous voulez, monsieur.

— Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout ?

— Oui.

— Cela me semble bien sec et bien peu amical ; je préférerais autre chose, rien qu’une petite addition au rite ordinaire ; par exemple, si l’on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne me suffirait pas ; ainsi donc, je me contenterai de dire : Adieu, Jane !

— C’est assez, monsieur ; beaucoup de bonne volonté peut être renfermée dans un mot dit avec cœur.

— C’est vrai ; mais ce mot adieu est si froid ! »

« Combien de temps va-t-il rester ainsi le dos appuyé contre la porte ? » me demandai-je ; car le moment de commencer mes paquets était venu.

La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer une syllabe ; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et le lendemain je partis avant qu’il fût levé.

J’arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier du mois de mai.

Je m’arrêtai d’abord devant la loge : elle me parut très propre et très gentille ; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux blancs ; le parquet bien ciré ; la grille, la pelle et les pincettes reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée ; Bessie, assise devant le foyer, nourrissait son dernier-né ; Robert et sa sœur jouaient tranquillement dans un coin.

« Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez ! s’écria Mme Leaven en me voyant entrer.

— Oui, Bessie, répondis-je après l’avoir embrassée. J’espère que je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed ? elle vit encore, n’est-ce pas ?

— Oui, elle vit, et même elle a plus qu’hier le sentiment de ce qui se passe autour d’elle ; le médecin dit qu’elle pourra traîner une semaine ou deux ; mais il ne pense pas qu’elle guérisse.

— A-t-elle parlé de moi dernièrement ?

— Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver ; mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de léthargie pendant toute l’après-midi et ne se réveille que vers six ou sept heures : voulez-vous vous reposer ici une heure, mademoiselle ? et alors je monterai avec vous. »

Robert entra à ce moment ; Bessie posa son enfant endormi dans un berceau, afin d’aller souhaiter la bienvenue à son mari ; ensuite elle me pria de retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé, car, disait-elle, j’étais pâle et j’avais l’air fatiguée. Je fus heureuse d’accepter son hospitalité, et quand elle me débarrassa de mes vêtements de voyage, je restai aussi tranquille que lorsqu’elle me déshabillait dans mon enfance.

Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s’agiter autour de moi, apporter son plus beau plateau et ses plus belles porcelaines, couper des tartines, griller des gâteaux pour le thé, et de temps en temps donner une petite tape à Robert ou à sa sœur, comme elle le faisait autrefois pour moi ; Bessie avait conservé son caractère vif, de même que son pas léger et son joli regard.

Quand le thé fut pris, je voulus m’approcher de la table ; mais elle m’ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je connaissais bien ; elle voulut me servir au coin du feu ; elle plaça devant moi un petit guéridon avec une tasse et une assiette de pain rôti : c’est ainsi qu’elle m’installait autrefois sur une chaise et m’apportait quelques friandises dérobées pour moi. Je souris et je lui obéis comme jadis.

Elle me demanda si j’étais heureuse à Thornfield et quel genre de caractère avait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n’avais qu’un maître, elle me demanda s’il était beau et si je l’aimais ; je lui répondis qu’il était plutôt laid, mais que c’était un vrai gentleman, qu’il me traitait avec bonté et que j’étais satisfaite ; puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d’arriver au château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt : c’était justement le genre qui lui plaisait.

Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je sortis avec elle de la loge pour me rendre au château ; il y avait neuf ans, elle m’avait également accompagnée pour descendre cette allée que maintenant je remontais.

Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j’avais quitté cette maison ennemie, le cœur aigri et désespéré, me sentant réprouvée et proscrite, pour me rendre dans la froide retraite de Lowood, si éloignée et si inconnue ; ce même toit ennemi reparaissait à mes yeux ; mon avenir était encore douteux et mon cœur encore souffrant ; j’étais toujours une voyageuse sur la terre : mais j’avais plus de confiance dans mes forces et moins peur de l’oppression ; mes anciennes blessures étaient complètement guéries et mon ressentiment éteint.

« Vous irez d’abord dans la salle à manger, me dit Bessie en marchant devant moi ; les jeunes dames doivent y être. »

Une minute après, j’étais entrée. Depuis le jour où j’avais été introduite pour la première fois devant M. Brockelhurst, rien n’avait été changé dans cette salle à manger : j’aperçus encore devant le foyer le tapis sur lequel je m’étais tenue ; jetant un regard vers la bibliothèque, je crus distinguer les deux volumes de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, et au-dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes ; les objets inanimés n’étaient pas changés, mais il eût été difficile de reconnaître les êtres vivants.

Je vis devant moi deux jeunes dames : l’une, presque aussi grande que Mlle Ingram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait quelque chose d’ascétique qu’augmentait encore l’extrême simplicité de son étroite robe de laine noire, de son col empesé, de ses cheveux lissés sur les tempes ; enfin elle portait pour tout ornement un chapelet d’ébène, au bout duquel pendait un crucifix. Je compris que c’était Éliza, quoique ce visage allongé et décoloré ressemblât bien peu à celui que j’avais connu.

L’autre était bien certainement Georgiana ; mais non pas la petite fée de onze ans que je me rappelais svelte et mince : c’était une jeune fille très grasse et dans tout l’éclat de sa beauté ; jolie poupée de cire aux traits beaux et réguliers, aux yeux bleus et languissants, aux boucles blondes. Sa robe était noire comme celle de sa sœur, mais elle en différait singulièrement par la forme ; elle était ample et élégante : autant l’une affichait le puritanisme, autant l’autre annonçait le caprice.

Dans chacune des sœurs il y avait un des traits de la mère, mais un seul : l’aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed ; la plus jeune, nature riche et éblouissante, avait le contour des joues et du menton de sa mère. Chez Georgiana, ces contours étaient plus doux que chez Mme Reed ; néanmoins ils donnaient une expression de dureté à toute sa personne, qui, à part cela, était si souple et si voluptueuse.

Lorsque j’entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me saluer ; elles m’appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d’Éliza fut court et sec ; elle ne me sourit même pas ; elle se rassit, et, fixant les yeux sur le feu, sembla m’oublier. Georgiana, après m’avoir demandé comment je me portais, me fit quelques questions sur mon voyage, sur le temps, et d’autres lieux communs semblables ; sa voix était traînante ; elle me jetait de temps en temps un regard de côté pour m’examiner des pieds à la tête, passant des plis de mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement. Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer qu’elles vous trouvent dépourvue de charme ; le dédain du regard, la froideur des manières, la nonchalance de la voix, expriment assez leurs sentiments, sans qu’il leur soit nécessaire de se compromettre par une positive impertinence.

Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait plus la même impression qu’autrefois ; lorsque je me trouvai entre mes deux cousines, je fus étonnée de voir combien je supportais facilement la complète indifférence de l’une et l’attention demi-railleuse de l’autre ; Éliza ne pouvait me mortifier ni Georgiana me déconcerter. Le fait est que j’avais à penser à autre chose ; les sensations qu’elles pouvaient éveiller en moi n’étaient rien auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque temps, avaient remué mon âme ; j’avais éprouvé des douleurs et des joies bien vives auprès de celles qu’auraient excitées les demoiselles Reed. Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs.

« Comment va Mme Reed ? demandai-je bientôt en regardant tranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête, comme si j’avais pris une liberté à laquelle elle ne s’attendait pas.

— Mme Reed ? ah ! vous voulez parler de maman ; elle va mal ; je ne pense pas que vous puissiez la voir aujourd’hui.

— Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que je suis arrivée. »

Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus.

« Je sais qu’elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne voudrais pas la faire attendre plus qu’il n’est absolument nécessaire.

— Maman n’aime pas à être dérangée le soir, » répondit Éliza.

Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau et mes gants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis aux deux jeunes filles que j’allais chercher Bessie qui devait être dans la cuisine, et la prier de s’informer si Mme Reed pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvé Bessie, je lui dis ce que je désirais ; ensuite je me mis à prendre des mesures pour mon installation. Jusque-là l’arrogance m’avait toujours rendue craintive ; un an auparavant, si j’avais été reçue de cette façon, j’aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain même : mais maintenant je voyais bien que c’eût été agir follement ; j’avais fait un voyage de cent milles pour voir ma tante, et je devais rester avec elle jusqu’à son rétablissement ou sa mort. Quant à l’orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y penser et conserver mon indépendance. Je m’adressai à la femme de charge ; je lui demandai de me préparer une chambre, et je lui dis que je resterais probablement une semaine ou deux ; je me rendis dans ma chambre, après y avoir fait porter ma malle, et je rencontrai Bessie sur le palier.

« Madame est réveillée, me dit-elle ; je l’ai informée de votre arrivée ; suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra. »

Je n’avais pas besoin qu’on me montrât le chemin de cette chambre où jadis j’avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée, soit pour être réprimandée ; je passai devant Bessie et j’ouvris doucement la porte. Comme la nuit approchait, on avait placé sur la table une lumière voilée par un abat-jour ; je vis le grand lit à quatre colonnes, les rideaux couleur d’ambre, comme autrefois, la table de toilette, le fauteuil, le marchepied sur lequel on m’avait tant de fois forcée à m’agenouiller pour demander pardon de fautes que je n’avais pas commises. Je jetai les yeux sur un certain coin, comptant presque y voir se dessiner le mince contour d’une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblait guetter le moment où elle pourrait s’agiter comme un petit lutin et frapper mes mains tremblantes ou mon cou contracté ; je tirai les rideaux du lit, et je me penchai sur les oreillers entassés.

Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher dans le lit l’image qui m’était familière. Heureusement que le temps tarit les désirs de vengeance et assoupit la colère et la haine ; lorsque j’avais quitté cette femme, mon cœur était plein d’aversion et d’amertume, et maintenant que je revenais vers elle, je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandes souffrances, le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avec elle et de presser amicalement ses mains.

Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable ; je revis ces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués, impérieux et despotiques. Que de fois, en me regardant, ils avaient exprimé la menace et la haine ! et, en la contemplant, je me rappelai les terreurs et les tristesses de mon enfance ; pourtant, me baissant vers elle, je l’embrassai ; elle me regarda

« Est-ce Jane Eyre ? demanda-t-elle.

— Oui, ma tante ; comment êtes-vous, chère tante ? »

Autrefois j’avais juré de ne jamais l’appeler ma tante ; mais je pensais maintenant qu’il n’y avait rien de mal à enfreindre ce serment. J’avais pris sa main qui pendait hors du lit, et si à ce moment elle eût affectueusement pressé la mienne, j’en aurais été heureuse ; mais les natures froides ne sont pas si facilement adoucies, ni les antipathies naturelles si vite détruites : Mme Reed retira sa main, et, éloignant son visage de moi, elle dit que la nuit était bien chaude. Elle me regarda froidement : à ce regard, je compris aussitôt que son opinion sur moi et ses sentiments à mon égard n’étaient pas changés et ne changeraient jamais. Je vis dans ses yeux de pierre, inaccessibles à la tendresse et aux larmes, qu’elle était décidée à me considérer toujours comme ce qu’il y avait de plus mauvais ; elle n’aurait éprouvé aucun généreux plaisir à me croire bonne ; elle en eût même été profondément mortifiée.

Je sentis d’abord de la tristesse, puis de la colère ; enfin, je résolus de la dominer en dépit de sa nature et de sa volonté. Les larmes m’étaient venues aux yeux, comme dans mon enfance ; je m’efforçai de les retenir ; j’approchai une chaise du lit ; je m’assis et je me penchai vers le traversin.

« Vous m’avez envoyé chercher, dis-je ; je suis venue, et j’ai l’intention de rester ici jusqu’à ce que vous soyez mieux.

— Oh ! sans doute. Vous avez vu mes filles, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, dites-leur que je désire vous voir rester jusqu’à ce que je vous aie dit quelque chose qui me pèse ; aujourd’hui il est trop tard ; d’ailleurs, je ne me rappelle plus bien ce que c’est… »

Elle était très agitée ; elle voulut ramener les couvertures sur elle ; mais elle ne le put pas, parce que mon bras était appuyé sur un des coins du couvre-pieds ; aussitôt elle se fâcha :

« Levez-vous ! dit-elle ; vous m’ennuyez à tenir ainsi les couvertures. Êtes-vous Jane Eyre ? J’ai eu avec cette enfant plus d’ennuis qu’on ne pourrait le croire. Quel fardeau ! Que de troubles elle m’a causés chaque jour avec son caractère incompréhensible, ses colères subites, son continuel examen de tous vos mouvements ! Un jour elle m’a parlé comme une folle ou plutôt comme un démon ; jamais enfant n’a parlé ni regardé comme elle ; j’ai été bien heureuse lorsqu’elle a quitté la maison. Qu’ont-ils fait d’elle à Lowood ? La fièvre y a éclaté ; beaucoup d’élèves sont mortes, mais pas elle, et pourtant j’ai dit qu’elle était morte ; je le souhaitais tant !

— Étrange désir, madame Reed ! Pourquoi la haïssiez-vous ?

— J’ai toujours détesté sa mère ; elle était la sœur unique de mon mari qui l’aimait tendrement ; il se mit en opposition avec sa famille quand celle-ci voulut renier la mère de Jane à cause de son mariage, et lorsqu’il apprit sa mort, il pleura amèrement. Il envoya chercher l’enfant, bien que je lui conseillasse de la mettre plutôt en nourrice et de payer pour son entretien ; dès le premier jour où j’aperçus cette petite créature chétive et pleureuse, je la détestai ; elle se plaignait toute la nuit dans son berceau ; au lieu de crier franchement comme les autres enfants, on ne l’entendait jamais que sangloter et gémir. M. Reed avait pitié d’elle ; il la soignait et la berçait comme ses propres enfants, et même jamais il ne s’était autant occupé d’eux dans leur première enfance ; il essaya de rendre mes enfants affectueux envers la petite mendiante ; les pauvres petits ne purent pas la supporter. M. Reed se fâchait contre eux lorsqu’ils montraient leur peu de sympathie pour Jane ; dans sa dernière maladie, il voulut avoir l’enfant constamment près de lui, et, une heure avant sa mort, il me fit jurer de la garder avec moi. J’aurais autant aimé être chargée de la fille d’un ouvrier des manufactures. Mais M. Reed était faible, très faible ; John ne ressemble pas à son père, et j’en suis heureuse ; il me ressemble, et à mes frères aussi ; c’est un vrai Gibson. Oh ! je voudrais qu’il cessât de me tourmenter avec ses demandes d’argent ; je n’ai plus rien à lui donner ; nous devenons pauvres. Il faudra renvoyer la moitié des domestiques et fermer une partie de la maison ou la quitter ; je ne m’y déciderai jamais ; cependant, comment faire ? Les deux tiers de mon revenu sont employés à payer des intérêts d’hypothèques ; John joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon ! il est entouré d’escrocs ; il est abattu, son regard est effrayant ; quand je le vois ainsi, j’ai honte pour lui. »

Mme Reed s’exaltait de plus en plus.

« Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie, qui se tenait de l’autre côté du lit.

— Je le crois, mademoiselle ; il lui arriva souvent de parler ainsi quand la nuit approche ; le matin elle est plus calme. »

Je me levai.

« Attendez, s’écria Mme Reed ; je voulais encore vous dire autre chose ; il me menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui-même ; quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec une large blessure au cou ou la figure noire ou enflée ; je suis dans un singulier état ; je me sens bien troublée. Que faire ? Comment me procurer de l’argent ? »

Bessie s’efforça de lui faire prendre un calmant ; elle y parvint difficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba dans une sorte d’assoupissement ; je la quittai.

Plus de dix jours s’écoulèrent sans que j’eusse de nouvelles conversations avec elle ; elle était toujours, soit dans le délire, soit dans un sommeil léthargique, et le médecin défendait tout ce qui pouvait lui produire une impression douloureuse. Pendant ce temps, j’essayai de vivre en aussi bonne intelligence que possible avec Éliza et Georgiana. Dans le commencement, elles furent très froides ; Éliza passait la moitié de la journée à lire, à écrire et à coudre, et c’est à peine si elle adressait une seule parole à moi ou à sa sœur. Georgiana murmurait des phrases sans signification à son serin pendant des heures entières, et ne faisait pas attention à moi ; mais j’étais résolue à m’occuper et à m’amuser ; j’y parvins facilement, car j’avais apporté de quoi peindre.

Munie de mes crayons et de mon papier, j’allais m’asseoir seule près de la fenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui passaient sans cesse dans mon imagination : un bras de mer entre deux rochers, le lever de la lune éclairant un bateau, des roseaux et des glaïeuls d’où sort la tête d’une naïade couronnée de lotus, ou, enfin, un elfe assis dans le nid d’un moineau sous une aubépine en fleurs.

Un jour je me mis à dessiner une figure, quelle figure ? peu m’importait ; je pris un crayon noir très doux et je commençai mon travail. J’eus bientôt tracé sur le papier un front large et proéminent, une figure carrée par le bas ; je me hâtai d’y placer les traits ; ce front demandait des sourcils bien dessinés, puis mon crayon indiqua naturellement les contours d’un nez droit et aux larges narines, d’une bouche flexible et qui n’avait rien de bas, d’un menton formé et séparé au milieu par une ligne fortement indiquée ; il manquait encore des moustaches noires et quelques touffes de cheveux flottant sur les tempes et sur le front. Maintenant aux yeux ! Je les avais gardés pour la fin, parce que c’étaient eux qui demandaient le plus de soin. Je les fis beaux et bien fendus, les paupières longues et sombres, les prunelles grandes et lumineuses. « C’est bien, me dis-je en regardant l’ensemble, mais ce n’est pas encore tout à fait cela ; il faut plus de force et plus de flamme dans le regard. » Je rendis les ombres plus noires encore, afin que la lumière brillât avec plus de vivacité ; un ou deux coups de crayon achevèrent mon œuvre. J’avais sous les yeux le visage d’un ami : peu m’importait si ces jeunes filles me tournaient le dos ; je regardais le portrait, et je souriais devant cette frappante ressemblance. J’étais absorbée et heureuse.

« Est-ce le portrait de quelqu’un que vous connaissez ? » demanda Éliza, qui s’était approchée de moi sans que je m’en fusse aperçue.

Je répondis que c’était une tête de fantaisie, et je me hâtai de la placer avec mes autres dessins. Sans doute je mentais, car c’était le portrait frappant de M. Rochester ; mais que lui importait, à elle ou à tout autre ? En ce moment, Georgiana s’avança également pour regarder ; mes autres dessins lui plurent beaucoup ; mais, quant à la tête, elle la déclara laide. Toutes deux semblaient étonnées de ce que je savais en dessin. Je leur offris de faire leurs portraits, et chacune posa à son tour pour une esquisse au crayon. Georgiana m’apporta son album, où je promis de mettre une petite aquarelle. Je la vis reprendre aussitôt sa bonne humeur ; elle me proposa une promenade dans les champs. Nous étions sorties depuis deux heures à peine que déjà nous étions plongées dans une conversation confidentielle ; elle m’avait fait l’honneur de me parler du brillant hiver passé à Londres deux ans auparavant, de l’admiration excitée par elle, des soins dont elle était l’objet ; elle me laissa même entrevoir la grande conquête qu’elle avait faite. Dans l’après-midi et la soirée j’en appris encore davantage : elle me rapporta quelques douces conversations, quelques scènes sentimentales ; enfin elle improvisa pour moi en ce jour tout un roman de la vie élégante. Ses communications se renouvelaient et roulaient toujours sur le même thème : elle, ses amours et ses chagrins ; pas une seule fois elle ne parla de la maladie de sa mère, de la mort de son frère ou du triste avenir de la famille ; elle semblait tout absorbée par le souvenir de son joyeux passé et par ses aspirations vers de nouveaux plaisirs : c’est tout au plus si elle passait cinq minutes chaque jour dans la chambre de sa mère malade.

Éliza continuait à peu parler ; évidemment elle n’avait pas le temps de causer ; je n’ai jamais vu personne aussi occupé qu’elle semblait l’être, et pourtant il était difficile de dire ce qu’elle faisait, ou du moins de voir les résultats de son activité. Elle se levait toujours très tôt, et je ne sais à quoi elle employait son temps avant le déjeuner ; mais après, elle le divisait en portions régulières, et chaque heure différente amenait un travail différent. Trois fois par jour elle étudiait un petit volume : en l’examinant, je reconnus que c’était un livre de prières catholiques. Un jour, je lui demandai quel attrait elle pouvait trouver dans ce livre ; elle me répondit ces seuls mots : « La rubrique. » Elle passait trois heures par jour à broder avec un fil d’or un morceau de drap rouge presque de la grandeur d’un tapis ; en réponse à mes questions sur ce sujet, elle m’apprit que cet ouvrage était destiné à recouvrir l’autel d’une église nouvellement bâtie près de Gateshead. Elle consacrait deux heures à son journal, deux autres à travailler seule dans le jardin de la cuisine, et une à régler ses comptes. Elle paraissait n’avoir besoin ni de conversation ni de société ; je crois qu’elle était heureuse à sa manière ; la routine lui suffisait, et elle était vivement contrariée lorsqu’un accident quelconque la forçait à rompre son invariable régularité.

Un soir, plus communicative qu’à l’ordinaire, elle me dit avoir été profondément affligée par la conduite de John et la ruine qui menaçait sa famille ; mais elle ajouta que maintenant sa résolution était prise, qu’elle avait mis sa fortune à l’abri ; après la mort de sa mère (et elle remarquait en passant que la malade ne pouvait pas recouvrer la santé, ni même traîner longtemps), après la mort de sa mère donc, elle devait mettre à exécution un projet dès longtemps chéri : elle devait chercher un refuge où rien ne troublerait la ponctualité de ses habitudes, une retraite qui servirait de barrière entre elle et le monde frivole. Je lui demandai si Georgiana l’accompagnerait.

Certainement non. Georgiana et elle n’avaient jamais eu et n’avaient encore rien de commun ; pour aucune raison, elle n’aurait voulu supporter l’ennui de sa compagnie ; Georgiana devait suivre sa route et Éliza la sienne.

Le temps que Georgiana ne passait pas à m’ouvrir son cœur, elle restait étendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait dans la maison et à désirer que sa tante Gibson lui envoyât une invitation pour aller à la ville. « Il vaudrait bien mieux pour moi, disait-elle, passer un ou deux mois hors d’ici jusqu’à ce que tout fût fini. » Je ne lui demandai pas ce qu’elle voulait dire par ces mots ; mais je pense qu’elle faisait allusion à la mort prochaine de sa mère et au service funèbre. Éliza ne s’inquiétait généralement pas plus des plaintes et de l’indolence de sa sœur que si elle n’eût pas existé. Un jour cependant, après avoir achevé ses comptes et pris sa broderie elle interpella sa sœur de la manière suivante :

« Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde que vous n’a eu permission d’embarrasser la terre ; vous n’aviez aucune raison pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie. Au lieu de vivre pour vous, en vous et avec vous, comme devrait le faire toute créature raisonnable, vous ne cherchez qu’à appuyer votre faiblesse sur la force de quelque autre ; si personne ne veut se charger d’une créature lourde, impuissante et inutile, vous criez que vous êtes maltraitée, négligée et misérable ; l’existence pour vous doit être sans cesse variée et remplie de plaisirs, sans cela vous trouvez que le monde est une prison ; il faut que vous soyez admirée, courtisée, flattée ; vous avez besoin de musique, de danse et de monde, ou bien vous devenez languissante ! N’êtes-vous pas capable d’adopter un système qui rendrait impuissants les efforts de la volonté des autres ? Prenez une journée, divisez-la en plusieurs parties, appropriez un travail quelconque à chacune de ces parties, n’ayez pas un quart d’heure, dix minutes, cinq minutes même qui ne soient employées ; que chaque chose soit faite à son tour, avec méthode et régularité, et vous arriverez à la fin de la journée sans vous en apercevoir ; vous ne serez redevable à personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n’aurez demandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie ; en un mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être indépendant ! Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous recevrez jamais de moi, et alors, quoi qu’il arrive, vous n’aurez pas plus besoin de moi que d’aucun autre. Si vous le négligez, eh bien ! vous continuerez à vous plaindre, à traîner partout votre indolence et à subir les résultats de votre stupidité, quelque tristes et insupportables qu’ils puissent être. Je vais vous parler franchement ; ce que j’ai à vous dire, je ne le répéterai plus, mais j’agirai en conséquence : après la mort de ma mère, je ne m’inquiète plus de vous ; du jour où son cercueil aura été transporté dans les caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi séparées que si nous ne nous étions jamais connues. N’allez pas croire que, parce que le hasard nous a fait naître des mêmes parents, je vous laisserai m’enchaîner, même par le lien le plus faible ! Voici ce que je vous dis : si toute l’humanité venait à disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restions seules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et je m’en irais vers la terre nouvelle. »

Éliza cessa de parler.

« Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade, répondit Georgiana ; tout le monde sait que vous êtes la créature la plus égoïste et la plus dépourvue de cœur qui existe. Vous me haïssez, j’en ai eu une preuve dans le tour que vous m’avez joué à propos de lord Edwin Vire ; vous ne pouviez pas vous habituer à l’idée que je serais au-dessus de vous, que j’aurais un titre, que je serais reçue dans des salons où vous n’oseriez pas seulement vous montrer : aussi vous avez agi en espion et en traître, et vous avez détruit mes projets pour jamais. »

Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure environ ; Éliza demeura froide, impassible et assidue.

Il y a des gens qui font peu de cas d’une tendresse véritable et généreuse. J’avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce sentiment n’existait pas : l’une avait une intolérable amertume, l’autre manquait de saveur. La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l’âme aigre et rude.

Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s’était endormie sur le sofa en lisant un roman ; Éliza était allée entendre un service à la nouvelle église, car elle était sévère pour ce qui concernait la religion ; aucun temps ne pouvait empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu’elle regardait comme ses devoirs religieux ; par la pluie ou le soleil, elle se rendait trois fois à l’église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les fois qu’il y avait des prières.

J’eus alors l’idée d’aller voir l’état de la pauvre femme, qui était à peine soignée : les domestiques s’inquiétaient peu d’elle ; la garde, n’étant pas surveillée, s’échappait de la chambre dès qu’elle le pouvait ; Bessie était fidèle, mais elle avait à s’occuper de sa famille, et ne montait au château que de temps en temps. Au moment où j’entrai dans la chambre, je n’y vis personne ; la garde n’y était pas. La malade était couchée tranquillement et semblait toujours plongée dans sa léthargie ; sa figure livide était enfoncée dans ses oreillers ; le feu s’éteignait, je le ranimai, j’arrangeai les draps, je regardai un instant celle qui ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai vers la fenêtre.

La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait impétueusement ; je pensai en moi-même : « Sur ce lit est couché quelqu’un qui bientôt ne sera plus au milieu de la guerre des éléments ; cet esprit qui maintenant lutte contre la matière, où ira-t-il, lorsqu’il sera enfin délivré ? »

En sondant ce grand mystère, le souvenir d’Hélène Burns me revint ; je me rappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur l’égalité des âmes une fois délivrées du corps ; ma pensée écoutait cette voix dont je me souvenais si bien ; je voyais encore cette figure pâle, mourante et divine, ce regard sublime, lorsque, couchée sur son lit de mort, elle aspirait à retourner dans le sein de son père céleste. Tout à coup une voix faible, partie du lit, murmura :

« Qui est là ? »

Je savais que Mme Reed n’avait pas parlé depuis plusieurs jours. Allait-elle revenir à la santé ? Je m’approchai d’elle.

« C’est moi, ma tante, dis-je.

— Qui, moi ? répondit-elle ; qui êtes-vous ? » Puis elle fixa sur moi un regard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. « Je ne vous connais pas ; où est Bessie ?

— Elle est à la loge, ma tante.

— Ma tante, répéta-t-elle ; qui m’appelle tante ? Vous n’êtes pas une Gibson, et pourtant je vous connais ; cette figure, ces yeux, ce front me sont familiers ; vous ressemblez… mais vous ressemblez à Jane Eyre ! »

Je ne répondis rien ; j’avais peur de lui faire mal en lui disant qui j’étais.

« Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur ; je me trompe ; je désirais voir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où il n’en existe pas ; d’ailleurs, en huit années, elle doit avoir changé. »

Je l’assurai doucement que j’étais bien celle qu’elle avait cru reconnaître et qu’elle désirait voir ; m’apercevant qu’elle me comprenait et qu’elle avait entière connaissance, je lui expliquai comment le mari de Bessie était venu me chercher à Thornfield.

« Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu de temps. Il y a quelques instants, j’ai voulu me tourner, et je n’ai pas pu remuer un seul membre ; il vaut mieux que je délivre mon esprit avant de mourir ; dans l’état où je suis on trouve lourd ce qui semble léger lorsqu’on se porte bien… La garde est-elle ici ? ou bien êtes-vous seule dans la chambre ? »

Je l’assurai que j’étais seule.

« Eh bien ! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette maintenant : la première, en n’accomplissant pas la promesse que j’avais faite à mon mari de vous élever comme mes enfants ; l’autre… » Elle s’arrêta. « Après tout, cela n’a peut-être pas beaucoup d’importance, murmura-t-elle, et puis je peux guérir ; il est si pénible de m’humilier ainsi devant elle ! »

Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas ; sa figure s’altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut-être quelque trouble précurseur de l’agonie.

« Allons, il le faut bien, dit-elle, l’éternité est devant moi ; je ferai mieux de le lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et apportez la lettre que vous y verrez. »

Je lui obéis.

« Lisez-la maintenant, » dit-elle.

Elle était courte et ainsi conçue :

« Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m’envoyer l’adresse de ma nièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon intention est d’écrire brièvement et mon désir de la faire venir à Madère. La Providence a béni mes efforts, j’ai pu amasser quelque chose ; je n’ai ni femme ni enfant ; je veux l’adopter pendant ma vie et lui laisser à ma mort tout ce que je possède.

« Je suis, madame, etc.

« John Eyre. Madère. »

La lettre était datée de trois ans auparavant.

« Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de cela ? demandai-je.

— Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la main à votre élévation et à votre prospérité ; je ne pouvais pas oublier votre conduite à mon égard, Jane, la fureur avec laquelle vous vous êtes une fois tournée contre moi, le ton avec lequel vous m’aviez déclaré que vous me détestiez plus que personne au monde, votre regard qui n’avait rien d’un enfant, votre voix lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade, et que je vous ai traitée avec cruauté ; je ne pouvais pas oublier mes propres sensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous aviez jeté sur moi le venin de votre esprit ; j’étais aussi effrayée alors que si un animal poussé ou frappé par moi se fût mis à me regarder avec les yeux d’un homme, et m’eût maudite avec une voix humaine. Apportez-moi de l’eau, oh ! dépêchez-vous !

— Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu’elle me demandait, ne pensez plus à toutes ces choses, effacez-les de votre souvenir ; pardonnez-moi mon langage passionné ; j’étais une enfant alors, huit, neuf années se sont écoulées depuis ce jour. »

Elle ne fit pas attention à ce que je disais ; mais lorsqu’elle eut bu et repris haleine, elle continua ainsi :

« Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai ; je ne pouvais pas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et vivant dans l’aisance. Je lui écrivis, je lui dis que j’étais désolée que ses projets ne pussent pas s’accomplir, mais que Jane Eyre était morte du typhus à Lowood ! Maintenant faites ce que vous voudrez, écrivez pour contredire mon assertion, exposez mon mensonge, dites tout ce qu’il vous plaira. Je crois que vous êtes née pour être mon tourment ; ma dernière heure est empoisonnée par le souvenir d’une faute que sans vous je n’aurais jamais été tentée de commettre.

— Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec tendresse et indulgence !

— Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu’il m’a été impossible de comprendre jusqu’à ce jour. Comment, pendant neuf ans, avez-vous pu être patiente, et accepter tous les traitements, et pourquoi, la dixième année, avez-vous laissé éclater votre violence ? voilà ce que je n’ai jamais compris.

— Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je ; je suis peut-être violente, mais non pas vindicative ; bien des fois, dans mon enfance, j’aurais été heureuse de vous aimer, si vous l’aviez voulu, et maintenant je désire vivement me réconcilier avec vous. Embrassez-moi, ma tante. »

J’approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas ; elle me dit que je l’oppressais en me penchant sur son lit, et me redemanda de l’eau ; lorsque je la recouchai, car je l’avais soulevée avec mon bras pendant qu’elle buvait, je pris dans mes mains ses mains froides ; mais ses faibles doigts essayèrent de m’échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens.

« Eh bien ! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous avez mon plein et libre pardon ; demandez celui de Dieu et soyez en paix. »

Pauvre femme malade ! il était trop tard désormais pour changer son âme : vivante, elle m’avait haïe ; mourante, elle devait me haïr encore.

La garde entra, suivie de Bessie ; je restai encore une demi-heure, espérant découvrir chez Mme Reed quelque marque d’affection ; mais elle n’en donna aucune, elle était retombée dans son engourdissement ; elle ne recouvra pas ses esprits, elle mourut la nuit même, à minuit ; je n’étais pas là pour lui fermer les yeux, et ses filles non plus. Le lendemain, on vint nous avertir que tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir. Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout haut, et dit qu’elle n’osait pas venir avec nous. Sarah Reed, jadis robuste, active, rigide et calme, était étendue sur son lit de mort ; ses yeux de bronze étaient recouverts par leurs froides paupières ; son front et ses traits vigoureux portaient encore l’empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pour moi un objet étrange et solennel ; j’y jetai un regard sombre et triste ; il n’inspirait aucun doux sentiment d’espérance, de pitié ou de résignation. Je sentis une poignante angoisse, à cause de ses douleurs, non pas de ma perte, et une sombre terreur devant la mort contemplée sous cette forme effrayante.

Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence de quelques minutes :

« Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps ; les chagrins l’ont tuée. »

La bouche d’Éliza fut un instant contractée par un spasme léger ; puis elle quitta la chambre, et je la suivis. Personne n’avait versé une larme.

 

 

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Commentaires
D
Je suis pas trop lecture mais je te souhaite une bonne journée
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P
Je me souviens avoir piquer le livre à mes sœurs, pour le lire en cachette..... Belle soirée avec bises
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D
vraiment emouvant de lire quelque chose qu'il parle d'amour c'est vrai dans une vie il en faut mais attention tu sais cela peux faire très mal mais à la force il faut ce rendre compte que ce n'est pas pour toi ,pour moi ou autre donc essayons de tourner la page et à fur à mesure l'avenir est super et nous apporte quelque chose de nouveau des horisons ouvrent et là l'amour est au tournant devant toi et là tout recommence mais là sur alors même si l'amour que nous avions pour une personne très forte restera dans notre coeurs dans nos pensées et retrouvons un nouvel amour qui sera merveilleux voilà un genre de poème à ma façon car je ne suis pas douer mais j'écris ce que jen pense l'amour pour moi est en priorité et oui le reste vient tout seule je t'embrasse dan
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S
Je n'ai malheureusement pas trop le temps de lire en ce moment mais je reviendrai quand je serai installée au Québec et au calme! merci ma grande!<br /> <br /> Gros bisous
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