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NOURRIR SON CORPS ET SON ESPRIT AVEC KALINKA
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31 juillet 2012

JANE EYRE

41zHno3LaDL

 

CHAPITRE XXIII

 

Un splendide été brillait sur l’Angleterre ; un ciel pur et un soleil radieux égayent rarement la Grande-Bretagne, même pendant un seul jour, et pourtant depuis longtemps déjà nous jouissions de cette faveur : on eût dit que les belles journées d’Italie venaient de quitter le Midi, comme de brillants oiseaux de passage, pour s’arrêter quelque temps sur les rochers d’Albion. On avait rentré les foins ; les champs verts qui entouraient Thornfield venaient d’être fauchés ; la route poudreuse était durcie par la chaleur ; les arbres se montraient dans tout leur éclat : les teintes foncées des haies et des bois touffus contrastaient bien avec la nuance tendre des prairies nouvellement fauchées.

Un soir, Adèle, fatiguée d’avoir ramassé des baies la moitié de la journée, s’était couchée avec le soleil ; quand je la vis endormie, je la quittai pour me rendre dans le jardin.

C’était alors l’heure la plus agréable de la journée ; la grande chaleur avait cessé et une fraîche rosée tombait dans les plaines altérées et sur les montagnes desséchées ; pendant le jour, le soleil avait brillé sans nuage ; à ce moment, tout le ciel était empourpré. Les rayons du soleil couchant s’étaient concentrés sur un seul pic et brillaient avec l’éclat d’une fournaise ardente ou d’une pierre précieuse ; ces lueurs se reflétaient sur la moitié du ciel, mais devenaient de plus en plus douces à mesure qu’elles s’éloignaient de leur centre de lumière. L’orient avait aussi son charme avec son beau ciel d’un bleu foncé, et son étoile solitaire qui venait de se lever pour lui servir de modeste joyau ; la lune, encore cachée à l’horizon, devait bientôt l’éclairer de ses doux rayons.

Je me promenai quelques instants sur le pavé ; mais tout à coup une odeur légère et bien connue, celle d’un cigare, arriva jusqu’à moi : je regardai, et je m’aperçus que la fenêtre de la bibliothèque était entr’ouverte. Je savais que de là on pouvait suivre tous mes mouvements ; aussi je me dirigeai vers le verger. C’était un lieu abrité et semblable à un Éden, plein d’arbres et de fleurs ; un mur très élevé le séparait de la cour, et une avenue de hêtres de la pelouse ; à un des bouts, une barrière détruite le séparait seule des champs déserts ; une allée tortueuse, bordée de lauriers et terminée par un gigantesque marronnier d’Inde entouré d’un banc, conduisait à la barrière. Émue par la douce rosée, par le silence et l’obscurité croissante, il me sembla que j’aimerais à passer ma vie en cet endroit. Je me promenai au milieu des fleurs et des arbres fruitiers dans le haut du verger, qui pour le moment était plus éclairé que le reste par les rayons de la lune naissante ; je fus arrêtée tout à coup, non pas que j’eusse aperçu ou entendu quelque chose mais je venais de sentir encore une fois la même odeur.

L’aubépine, les aurones, le jasmin, les œillets et les roses avaient cessé de répandre leur parfum : cette odeur n’était produite ni par les arbres ni par les fleurs ; je savais bien qu’elle venait du cigare de M. Rochester ; je regardai autour de moi en écoutant. Je vis des arbres chargés de fruits mûrs, j’entendis le rossignol chanter dans le bois, mais je n’aperçus aucune forme humaine et je ne distinguai aucun bruit de pas ; cependant, comme l’odeur augmentait, je résolus de me retirer. Au moment où je mettais la main sur la porte, M. Rochester entra ; je reculai dans la niche tapissée de lierre : « Il ne restera pas longtemps, pensai-je ; il retournera bientôt au château, et ainsi du moins il ne m’aura pas vue. »

Mais je m’étais trompée ; le soir lui parut aussi agréable et le vieux jardin aussi attrayant qu’à moi. Il se promenait, tantôt soulevant les branches des groseilliers à maquereau pour en contempler les fruits aussi gros que des prunes, tantôt cueillant une cerise mûre, tantôt se penchant sur des fleurs, soit pour en respirer le parfum, soit pour examiner les gouttes de rosée renfermées dans leurs pétales. Un gros scarabée passa en bourdonnant près de moi et alla se poser sur une plante aux pieds de M. Rochester ; il le vit et s’inclina pour le regarder.

« Maintenant, pensai-je, il me tourne le dos et il est occupé, peut-être pourrai-je sortir sans être remarquée. »

Je marchai sur le gazon, afin que ma présence ne fût pas révélée par le craquement du sable ; M. Rochester se tenait à un ou deux mètres de l’endroit devant lequel j’étais obligée de passer ; il semblait absorbé dans la contemplation de l’insecte. « Je pourrai très bien me retirer sans être vue, » me dis-je. Au moment où je passai près de son ombre, projetée sur le jardin par la lune qui n’était pas encore complètement levée, il me dit tranquillement et sans se retourner :

« Jane, venez un peu ici voir cet insecte. »

Je n’avais fait aucun bruit ; il n’avait pas d’yeux derrière le dos, son ombre m’avait donc sentie ; je tressaillis d’abord, puis je m’approchai.

« Regardez ces ailes, me dit-il ; cet animal me rappelle les insectes de l’Inde. Il est rare de voir en Angleterre un rôdeur de nuit aussi grand et aussi gai ; ah ! le voilà envolé. »

L’insecte partit. J’allais l’imiter, mais M. Rochester me suivit, et, au moment où j’atteignis la porte, il me dit :

« Revenez ; par une nuit si belle, il serait honteux de rester enfermée, et personne ne peut désirer dormir au moment où le soleil couchant fait place à la lune qui se lève. »

Bien que souvent ma langue soit prompte à répondre, il y a des cas où je ne puis trouver une phrase pour m’excuser, et cela arrive presque toujours dans des circonstances où un simple mot et un prétexte plausible seraient bien nécessaires pour me tirer d’un embarras pénible. Je ne désirais pas me promener à cette heure avec M. Rochester dans le verger obscur, mais je ne pouvais trouver aucune raison pour le quitter. Je le suivis lentement, tout en cherchant un moyen de délivrance ; mais il était lui-même si calme et si grave que j’eus honte de mon trouble : la pensée que ce que je faisais là n’était pas bien ne préoccupait que moi ; la conscience de M. Rochester semblait parfaitement calme.

« Jane, me dit-il, lorsque, après être entrés dans l’allée bordée de lauriers, nous nous dirigeâmes du côté de la barrière et du marronnier d’Inde, Thornfield est une résidence agréable en été, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Vous devez aimer cette maison, vous qui remarquez les beautés de la nature et qui vous attachez aux choses ?

— En effet, je me suis attachée à Thornfield.

— Et, bien que je ne puisse comprendre comment, je me suis aperçu que vous aviez une certaine affection pour cette petite folle d’Adèle, et même pour la simple Mme Fairfax.

— Oui, monsieur, je les aime toutes deux, d’une manière différente, il est vrai.

— Et vous seriez fâchée de les quitter ?

— Oui.

— C’est malheureux ! dit-il ; puis il soupira et s’arrêta. Il en est toujours ainsi dans la vie, continua-t-il ; à peine êtes-vous installé dans un lieu agréable qu’une voix vous ordonne de vous lever et de partir, car l’heure du repos est expirée.

— Dois-je partir, monsieur ? demandai-je ; dois-je quitter Thornfield ?

— Je crois que oui, Jane ; j’en suis fâché, mais je crois qu’il le faudra. »

C’était un rude coup ; mais je ne me laissai pas abattre.

« Eh bien, monsieur, je serai prête quand viendra l’ordre de marcher.

— Il est venu maintenant ; je suis forcé de le donner ce soir.

— Alors, vous allez vous marier, monsieur ?

— Précisément, exactement ; avec votre pénétration ordinaire, vous avez deviné juste.

— Et sera-ce bientôt, monsieur ?

— Oh ! oui, ma… c’est-à-dire mademoiselle Eyre ; vous vous rappelez bien, Jane, la première fois où, grâce soit à moi, soit à la rumeur publique, vous avez compris que j’avais l’intention, moi, vieux célibataire, d’accepter des liens sacrés, d’entrer dans le saint état de mariage, en un mot, de presser Mlle Ingram sur mon cœur (mes deux bras y suffiront à peine ; mais, après tout, d’une si belle créature on ne saurait trop prendre) ; eh bien, comme je le disais… Mais écoutez-moi donc, Jane ; ne tournez pas la tête ; ne cherchez pas d’autres scarabées : celui que vous avez vu était quelque enfant qui venait de déserter sa demeure. Je voulais seulement vous rappeler que vous avez été la première à me dire, avec cette discrétion que je respecte en vous, cette prévoyance, cette prudence et cette humilité qui conviennent à votre position, que, dans le cas où j’épouserais Mlle Ingram, vous et la petite Adèle feriez mieux de vous retirer. Je ne parle pas du blâme implicite jeté sur ma bien-aimée par cet avis, et même je tâcherai de l’oublier lorsque vous serez loin d’ici, Jane ; je ne me souviendrai que de la sagesse d’un conseil que j’ai voulu suivre : il faut qu’Adèle aille en pension, et vous, mademoiselle Eyre, il faut changer de place.

— Oui, monsieur, je vais faire insérer ma demande tout de suite dans les journaux. En attendant, je suppose… »

J’avais l’intention d’ajouter : « Je suppose que je puis rester ici jusqu’à ce que j’aie trouvé un nouvel abri. » Mais je m’arrêtai, sentant qu’il serait imprudent d’entreprendre une longue phrase, car je n’étais plus maîtresse de ma voix.

« Dans un mois environ j’espère être marié, continua M. Rochester ; dans l’intervalle je m’occuperai de vous chercher de l’occupation et un asile.

— Je vous remercie, monsieur ; je suis fâchée de vous donner…

— Oh ! pas de remerciements ; lorsqu’on a rempli ses devoirs aussi bien que vous, on a le droit de demander à celui au service duquel on a été, de faire pour vous tout ce qui est en son pouvoir. J’ai déjà entendu parler à ma future belle-mère d’une place qui, je le crois, vous conviendrait : il s’agit d’entreprendre l’éducation des cinq filles de Mme Dionysius O’Gall, de Betternut-Lodge, en Irlande ; je crois que vous aimerez l’Irlande ; on dit que les habitants y sont pleins de cœur.

— C’est bien loin, monsieur.

— Qu’importe ? une jeune fille aussi raisonnable que vous ne doit pas regarder à faire un long voyage.

— Ce n’est pas le voyage qui m’inquiète ; mais la mer et une barrière entre…

— Entre quoi, Jane ?

— Entre l’Irlande, et l’Angleterre, et Thornfield, et…

— Eh bien !

— Et vous, monsieur ! »

Je prononçai cette dernière phrase presque involontairement, et involontairement aussi mes larmes se mirent à couler ; néanmoins, je ne pleurais pas assez haut pour être entendue ; je réprimai mes sanglots. La pensée de Mme O’Gall me glaçait le cœur, mais moins encore que la pensée des vagues destinées à murmurer éternellement entre moi et le maître auprès duquel je me promenais ; cependant, ce qui était plus douloureux encore pour mon âme, c’était l’idée que la richesse, le rang et l’habitude étaient venus se placer entre moi et celui que j’aimais.

« C’est bien loin, repris-je de nouveau.

— Certainement ; et lorsque vous serez en Irlande, je ne vous reverrai plus, Jane, c’est bien certain : car je n’irai jamais en Irlande ; je n’aime pas beaucoup ce pays. Nous avons été amis, Jane, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils aiment à passer l’un près de l’autre le peu de temps qui leur reste ; venez, nous allons parler de ce voyage et de cette séparation, pendant que les étoiles commencent leur course brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d’Inde entouré d’un banc ; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que nous ne soyons plus destinés à nous placer ainsi l’un à côté de l’autre »

Il me fit asseoir, et il s’approcha de moi.

« Il y a bien loin d’ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir ma petite amie entreprendre un voyage si fatigant ; mais si je ne puis rien trouver de mieux, que faire ?… Jane, m’êtes-vous attachée ? »

Je ne pus pas hasarder une réponse, mon cœur était trop plein.

« C’est que, dit-il, j’éprouve quelquefois pour vous un étrange sentiment, surtout lorsque vous êtes près de moi, comme maintenant : il me semble que j’ai dans le cœur une corde invisible, fortement attachée à une corde toute semblable et placée dans votre cœur ; si un bras de mer et soixante lieues de terre doivent nous séparer, j’ai peur que cette corde sympathique ne se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à vous, vous m’oublieriez.

— Jamais, monsieur ! vous savez… »

Il me fut impossible de continuer.

« Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois ? écoutez ! »

En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus réprimer mes sentiments ; je fus obligée de céder, et j’éprouvai dans tout mon être une souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne fut que pour exprimer un désir impétueux de n’être jamais née ou de n’être jamais venue à Thornfield.

« Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter ? » me demanda M. Rochester.

La souffrance et l’amour avaient excité chez moi une violente émotion, qui s’efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer, de régner et de parler.

« Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m’écriai-je ; j’aime Thornfield ; je l’aime, parce que, pendant quelque temps, j’y ai vécu d’une vie délicieuse ; je n’ai pas été foulée aux pieds et humiliée ; je n’ai pas été ensevelie avec des esprits inférieurs ; on ne m’a pas éloignée de ce qui est beau, fort et élevé ; j’ai vécu face à face avec ce que je révère et ce qui me réjouit ; j’ai causé avec un esprit original, vigoureux et étendu ; je vous ai connu, monsieur Rochester ; et je suis frappée de terreur et d’angoisse en pensant qu’il faut m’éloigner de vous pour toujours ; je vois la nécessité du départ, et c’est comme si je me voyais forcée de mourir.

— Où voyez-vous la nécessité de partir ? demanda-t-il tout à coup.

— Où ? ne me l’avez-vous pas vous-même montrée, monsieur ?

— Et sous quelle forme ?

— Sous la forme de Mlle Ingram, une jeune fille belle et noble, votre fiancée.

— Ma fiancée ! Quelle fiancée ? Je n’ai pas de fiancée.

— Mais vous en aurez une.

— Oui, j’en aurai une, dit-il en serrant les dents.

— Alors, il faut que je parte ; vous l’avez dit vous-même.

— Non, il faut que vous restiez ; je le jure, et je garderai mon serment !

— Je vous dis qu’il me faut partir, répondis-je, excitée par quelque chose qui ressemblait à la passion. Croyez-vous que je puisse rester en n’étant rien pour vous ? croyez-vous que je sois une automate, une machine qui ne sent rien ? croyez-vous que je souffrirais de me voir mon morceau de pain arraché de mes lèvres et ma goutte d’eau vive jetée de ma coupe ? croyez-vous que, parce que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n’aie ni âme ni cœur ? Et si Dieu m’avait faite belle et riche, j’aurais rendu la séparation aussi rude pour vous qu’elle l’est aujourd’hui pour moi ! Ce n’est plus la convention, la coutume, ni même la chair mortelle qui vous parle ; c’est mon esprit qui s’adresse à votre esprit, comme si tous deux, après avoir passé par la tombe, nous étions aux pieds de Dieu dans notre véritable égalité !

— Oui, dans notre véritable égalité, » répéta M. Rochester ; puis il ajouta, en me serrant dans ses bras et en pressant ses lèvres contre les miennes : « Et, puisque nous sommes égaux, c’est ainsi que nous serons aux pieds de Dieu.

— Oui, monsieur, répondis-je. Et pourtant non ; non, car vous êtes marié, ou du moins sur le point de l’être, et à une femme qui vous est inférieure, pour laquelle vous n’avez pas de sympathie, que vous n’aimez pas réellement, car je vous ai entendu rire d’elle ! Moi, je mépriserais une pareille union ainsi, je suis meilleure que vous. Laissez-moi partir.

— Où, Jane ? pour l’Irlande ?

— Oui, pour l’Irlande ; je me suis rendue maîtresse de moi, maintenant je puis aller n’importe où.

— Jane, restez tranquille ; ne vous débattez pas comme un oiseau sauvage pris au piège et qui arracherait ses plumes dans son désespoir.

— Je ne suis pas un oiseau, et aucun filet ne m’enveloppe ; je suis libre ; j’ai une volonté indépendante, et je m’en sers pour vous quitter. »

Un nouvel effort me dégagea de ses bras, et je me tins debout devant lui.

« Vous-même allez prendre une décision sur votre avenir, me dit-il ; je vous offre ma main, mon cœur et la moitié de ce que je possède.

— Vous jouez une comédie dont je ne puis que rire.

— Je vous demande de passer votre vie près de moi, d’être une partie de moi et ma meilleure compagne sur la terre.

— Vous avez déjà fait votre choix et vous devez vous y tenir.

— Jane, calmez-vous ; vous êtes trop exaltée. Moi aussi, je vais rester quelques instants tranquille. »

Le vent siffla dans l’allée et vint trembler entre les branches du marronnier, puis il alla se perdre au loin. La voix du rossignol était le seul bruit qu’on entendît à cette heure ; en l’écoutant, je me remis à pleurer.

M. Rochester était tranquillement assis et me regardait avec une sérieuse douceur ; il demeura muet quelque temps ; enfin il me dit :

« Venez à côté de moi, Jane ; tâchons de nous expliquer et de nous comprendre.

— Je ne reviendrai jamais près de vous ; j’ai pu m’échapper et je ne reviendrai pas.

— Mais, Jane, je vous le demande comme à ma femme ; c’est vous seule que je veux épouser. »

Je demeurai silencieuse ; je croyais qu’il se moquait de moi.

« Venez, Jane, venez ici.

— Votre fiancée est entre nous. »

Il se leva et m’atteignit.

« Ma fiancée est ici, dit-il en me pressant de nouveau contre lui ; ma fiancée est ici, parce qu’ici est mon égale et ma semblable. Jane, voulez-vous m’épouser ? »

Je ne lui répondis pas et je m’efforçai de nouveau de lui échapper, car je n’avais pas foi en lui.

« Vous doutez de moi, Jane ?

— Entièrement.

— Vous n’avez pas foi en moi ?

— Pas le moins du monde.

— Suis-je un menteur à vos yeux ? demanda-t-il avec passion ; petite incrédule, vous allez être convaincue. Ai-je de l’amour pour Mlle Ingram ? non, et vous le savez. A-t-elle de l’amour pour moi ? non ; j’en ai la preuve. J’ai répandu le bruit que ma fortune n’était pas le tiers de ce qu’on la supposait, et je me suis arrangé de manière à ce que ce bruit arrivât jusqu’à elle ; ensuite, je me suis présenté à son château pour voir le résultat de mes efforts : elle et sa mère m’ont reçu très froidement ; je ne veux pas, je ne puis pas épouser Mlle Ingram. Vous, créature étrange, qui n’êtes presque pas de la terre, je vous aime comme ma chair ; vous, pauvre, petite, obscure et laide, je vous supplie de m’accepter comme mari.

— Moi ! m’écriai-je ; car, en voyant son sérieux et en entendant son impertinence, je commençais à croire à sa sincérité ; moi qui n’ai point d’amis dans le monde, excepté vous, si toutefois vous êtes mon ami, moi qui ne possède rien que ce que vous m’avez donné ?

— Vous, Jane ; il faut que vous soyez tout entière à moi ; le voulez-vous ? répondez vite.

— Monsieur Rochester, tournez-vous du côté de la lune et laissez-moi regarder votre visage.

— Pourquoi ?

— Parce que je veux y lire votre pensée ; tournez-vous !

— Vous ne pourrez pas lire sur mon visage plus que sur une page souillée et déchirée ; lisez ; mais dépêchez-vous, car je souffre. »

Sa figure était gonflée et agitée ; ses traits étaient contractés et ses yeux animés d’un brillant regard.

« Oh ! Jane, s’écria-t-il, vous me torturez avec votre regard scrutateur, bien qu’il soit généreux et droit ; vous me torturez !

— Et pourquoi, si ce que vous dites est vrai, si votre offre est véritable ? vous savez bien que je ne puis éprouver pour vous que des sentiments de reconnaissance et de dévouement ; qu’y a-t-il de douloureux là dedans ?

— De la reconnaissance ! » s’écria-t-il ; et il ajouta d’un ton irrité : « Jane, acceptez-moi vite ; appelez-moi par mon nom ; dites : Édouard, je veux bien vous épouser.

— Parlez-vous sérieusement ? m’aimez-vous véritablement et désirez-vous sincèrement que je sois votre femme ?

— Oui, et si un serment est nécessaire pour vous satisfaire, eh bien, je le jure !

— Alors, monsieur, je vous épouserai.

— Appelez-moi Édouard, ma petite femme.

— Cher Édouard !

— Venez à moi ; venez tout entière à moi, » dit-il ; puis il ajouta tout bas, me parlant à l’oreille, pendant que sa joue touchait la mienne : « Faites mon bonheur, et je ferai le vôtre. Dieu me pardonne, ajouta-t-il au bout de peu de temps, et que les hommes ne viennent pas se mêler de tout ceci ; je l’ai et je la garderai.

— Les hommes n’auront pas besoin de s’en mêler, monsieur ; je n’ai pas de parents qui puissent s’opposer à vos projets.

— Et c’est ce qu’il y a de mieux, » dit-il.

Si je l’avais moins aimé, j’aurais remarqué dans son regard et dans sa voix une sauvage exaltation. Mais, assise près de lui, sortie de ce douloureux rêve de la séparation, appelée à une heureuse union, je ne pouvais penser qu’au bonheur qui venait de m’être si libéralement donné ; bien des fois il me demanda : « Êtes-vous heureuse, Jane ? » et bien des fois je lui répondis : « Oui ; » puis il murmurait tout bas :

« Oui, nous nous aimerons. Je l’ai trouvée sans ami, sans joie et le cœur glacé ; je la garderai près de moi pour la caresser et la consoler ; n’y a-t-il pas de l’amour dans mon cœur et de la constance dans mes résolutions ? Et cela seul pourra racheter tout le reste devant le tribunal de Dieu. Je sais que mon Créateur m’approuve ; peu m’importent les jugements du monde ; quant à l’opinion des hommes, je la défie ! »

La nuit venait de tomber ; la lune n’était pas encore levée, et nous étions tous deux dans l’obscurité ; quelque près que je fusse de mon maître, j’avais peine à voir son visage ; le vent murmurait dans l’allée des lauriers, sifflait entre les branches du marronnier et envoyait son souffle jusqu’à nous.

« Il faut rentrer, me dit M. Rochester, le temps va changer ; je serais resté avec toi jusqu’au matin, Jane.

— Moi aussi, » pensai-je ; et je l’aurais peut-être dit, si un éclair ne fût venu déchirer la portion du ciel que je regardais ; l’éclair fut suivi d’un craquement et d’un violent coup de tonnerre qui me sembla avoir éclaté tout près de nous. Je ne songeais qu’à cacher mes yeux éblouis contre l’épaule de M. Rochester ; la pluie tombait à flots ; nous traversâmes rapidement l’allée, les champs, et nous entrâmes dans la maison ; mais, lorsque nous atteignîmes le perron, l’eau ruisselait sur nos vêtements. M. Rochester me retirait mon châle et secouait l’eau qui coulait de mes cheveux dénoués, lorsque Mme Fairfax sortit de sa chambre ; ni moi ni M. Rochester ne l’aperçûmes au premier moment ; la lampe était allumée ; l’horloge marquait minuit.

« Dépêchez-vous de changer de vêtements, me dit-il, et maintenant bonsoir ; bonsoir ma bien-aimée ! »

Il m’embrassa à plusieurs reprises. Lorsqu’en le quittant je regardai autour de moi, je vis la veuve pâle, grave et étonnée ; je me contentai de sourire et de gagner l’escalier. « Tout s’expliquera bientôt, » pensai-je. Cependant, lorsque je fus arrivée à ma chambre, je fus attristée de la pensée qu’un seul moment même elle avait pu se méprendre sur ce qu’elle avait vu ; mais, au bout de peu de temps, la joie effaça tout autre sentiment ; malgré le vent qui soufflait avec violence, le tonnerre qui retentissait avec force tout près de moi, les éclairs qui scintillaient vifs et rapprochés, la pluie qui, pendant deux heures, tomba avec la violence d’une cataracte, je n’éprouvai aucun effroi, et peu de cette crainte respectueuse qu’éveillait ordinairement chez moi la vue d’un orage. Trois fois M. Rochester vint frapper à ma porte pour voir si j’étais tranquille ; c’était assez pour me rendre forte et calme contre tout.

Le lendemain matin, avant que je fusse levée, la petite Adèle accourut dans ma chambre pour me dire que le grand marronnier au bout du verger avait été frappé par le tonnerre et à moitié détruit.

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Commentaires
K
Ne pas perdre espoir, que c'est bien dit.<br /> <br /> Les paroles de Popol sont le reflet de ce que j'ai pu dire et que je pense.<br /> <br /> La roue tourne Kalinka.<br /> <br /> Gardez espoir sans cesse.....C'est au moment, comme<br /> <br /> je l'ai déjà dit, où l' on ne s'y attend pas que la vie change.....!!!! Quand on tombe très bas, on ne peut que remonter.<br /> <br /> Annie cordy, que l'on a dit morte, chante ça ira mieux demain....Elle a du punch, un moral d'acier.<br /> <br /> <br /> <br /> Katula qui pense à vous.<br /> <br /> <br /> <br /> Buziaki.
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L
attention mme fairfax n'allez pas raconter aux internautes de passage ce que vous avez vu
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P
La vie est une réalité qui ne fait pas de demi mesure ; beaucoup d’entre nous, avons vécus des expériences malheureuses laissant des cicatrices difficiles à se refermer. <br /> <br /> Ces cicatrices dans bien des cas, aident et renforcent dans un sursaut de volonté, le souhait de s’en sortir à tout jamais ; ainsi tourner une page.<br /> <br /> <br /> <br /> Quand on a des atouts de personnalité, il ne faut pas craindre les lendemains ; chacun de nous avons un vécu « HIER ». L’important c’est de vivre pleinement le présent c'est-à-dire « AUJOURD’HUI ». <br /> <br /> N'oublions pas de retenir comme étant fondamental :<br /> <br /> <br /> <br /> --Le passé fui.<br /> <br /> --Ce que l’on espère est absent (pour beaucoup d’entre nous).<br /> <br /> --Reste le présent c’est tout simplement SOI.<br /> <br /> <br /> <br /> Bien entendu nous pouvons rêver : et si le physique attire le premier regard, l’important c'est de savoir que l’intérieur (celui du cœur) attire tous les autres.<br /> <br /> <br /> <br /> Si même nous devons vivre de force la solitude (cas de beaucoup d’entre nous) ; il ne faut pas la fuir, mais l’apprivoiser et se dire que la vie est imprévisible.<br /> <br /> <br /> <br /> Si les mœurs changent ; Dieu merci, les sentiments affectifs sont toujours les mêmes ; c’est ça l'important et l'espoir d'aimer et d’être aimé.<br /> <br /> Bonne fin de journée.<br /> <br /> <br /> <br /> Paroles du vieux.<br /> <br /> <br /> <br /> Buziaki.
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S
Merci ma Kalinka! gros bisous et bon Mardi!
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D
et bien nous continions notre aventure dans ce bouquin qui est l'amour pourquoi pas j'aime lire et cela me passionnedonc je pour suivre cette lecture un grand merci excellente journée pour toi et ce Mardi qui s'annonce belle bisous DAN ton amie à bientôt<br /> <br /> très belle deco pour ton blog j'aime beaucoup le bleu
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