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NOURRIR SON CORPS ET SON ESPRIT AVEC KALINKA
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10 novembre 2012

JANE EYRE

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CHAPITRE XXXVII.

 

Le manoir de Ferndean était une vieille construction de taille moyenne, sans prétentions architecturales, et située au milieu des bois. J’en avais déjà entendu parler. M. Rochester le nommait souvent, et il y allait quelquefois. Son père avait acheté cette propriété à cause de ses belles chasses ; il l’aurait louée s’il avait pu trouver des fermiers ; mais personne n’en voulait, parce qu’elle était dans un lieu malsain. Ferndean n’était donc ni habité ni meublé, à l’exception de deux ou trois chambres qu’on avait préparées pour l’époque des chasses, époque à laquelle le propriétaire venait toujours passer quelque temps au château.

J’arrivai un peu avant la nuit : le ciel était triste, le vent froid, et j’étais mouillée par une pluie continuelle et pénétrante ; je fis le dernier mille à pied, après avoir renvoyé le cabriolet et payé au cocher la double rétribution que je lui avais promise. On n’apercevait pas le château, bien qu’on en fût déjà tout près, tant le bois qui l’entourait était sombre et épais ; des portes de fer, placées entre des piliers de granit, indiquaient l’entrée. Après les avoir franchies, je me trouvai dans une demi-obscurité provenant de deux rangées d’arbres. Entre des troncs noueux et blancs, et sous des arches de branches, se trouvait un chemin couvert de gazon et qui longeait la forêt. Je le suivis, espérant atteindre bientôt le château ; mais il continuait toujours et semblait s’enfoncer de plus en plus. On ne voyait ni champs ni habitations.

Je pensai que je m’étais trompée de direction et que je m’étais perdue. L’obscurité du soir et l’obscurité des bois m’environnaient. Je regardai tout autour de moi pour chercher une autre route ; il n’y en avait pas : les troncs énormes et les feuillages épais de l’été s’entrelaçaient étroitement ; nulle part il n’y avait d’ouverture.

J’avançai ; enfin le chemin s’éclaircit ; les arbres devinrent moins touffus. Bientôt j’aperçus une barrière, puis une maison ; l’obscurité rendait difficile de la distinguer des arbres, tant ses murs, à moitié détruits, étaient humides et verdâtres. Après avoir franchi une porte fermée simplement par un verrou, je me trouvai au milieu de champs clos et tout entourés d’arbres ; il n’y avait ni fleurs ni plates-bandes, mais simplement une grande allée sablée qui bordait une pelouse et conduisait au centre de la forêt. La maison, vue de face, offrait deux pignons pointus ; les fenêtres étaient étroites et grillées. La porte de devant était également étroite, et on y arrivait par une marche. C’était bien, comme me l’avait dit mon hôte, un lieu désolé, aussi tranquille qu’une église pendant la semaine. La pluie tombant sur les feuilles de la forêt était le seul bruit qu’on entendît.

« Peut-il y avoir de la vie ici ? » me demandai-je.

Oui, il y avait une sorte de vie, car j’entendis un mouvement, l’étroite porte s’ouvrit, et une ombre fut sur le point de sortir de la grange.

La porte s’était ouverte lentement, quelqu’un s’avança à la lueur du crépuscule et s’arrêta sur la marche : c’était un homme ; il avait la tête nue. Il étendit la main, comme pour sentir s’il pleuvait. Malgré l’obscurité, je le reconnus : c’était mon maître, Édouard Rochester.

Je m’arrêtai, je retins mon haleine, et je me mis à l’examiner sans être vue, hélas ! sans pouvoir l’être. Soudaine rencontre où l’enivrement était bien comprimé par l’amère souffrance ! Je n’eus pas de peine à retenir ma voix et à ne point avancer rapidement.

Ses contours étaient toujours aussi vigoureux que jadis, son port aussi droit, ses cheveux aussi noirs ; ses traits n’étaient ni altérés ni abattus ; une année de douleur n’avait pas pu épuiser sa force athlétique ou flétrir sa vigoureuse jeunesse ; mais quel changement dans son expression ! Son visage désespéré et inquiet me fit penser à ces bêtes sauvages ou à ces oiseaux de proie qui, blessés et enchaînés, sont dangereux à approcher dans leurs souffrances. L’aigle emprisonné, qu’une main cruelle priva de ses yeux entourés d’or, devait ressembler à ce Samson aveugle. Croyez-vous que je craignais sa férocité ? Si vous le pensez, vous me connaissez peu. Je berçais ma douleur de la douce espérance que je pourrais bientôt déposer un baiser sur ce rude front et sur ces paupières fermées ; mais le moment n’était pas venu, je ne voulais pas encore m’approcher de lui.

Il descendit la marche, et avança lentement et en hésitant du côté de la pelouse. Qu’était devenue sa démarche hardie ? Il s’arrêta, comme s’il n’eût pas su de quel côté tourner. Il étendit la main, ouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, faisant un grand effort, dirigea ses yeux vers le ciel et les arbres : je vis bien que tout pour lui était obscurité. Il leva sa main droite, car il tenait toujours caché dans sa poitrine le bras qui avait été mutilé ; il semblait vouloir, par le toucher, comprendre ce qui l’entourait ; mais il ne trouva que le vide : les arbres étaient éloignés de quelques mètres. Il renonça à ses efforts, croisa ses bras, et resta tranquille et muet sous la pluie qui tombait avec violence sur sa tête nue. À ce moment, John s’approcha de lui.

« Voulez-vous prendre mon bras, monsieur ? dit-il. Voilà une forte ondée qui commence : ne feriez-vous pas mieux de rentrer ?

— Laissez-moi, » répondit-il.

John se retira sans m’avoir remarquée. M. Rochester essaya de se promener, mais en vain : tout était trop incertain pour lui. Il se dirigea vers la maison, et, après être entré, referma la porte.

Alors je m’approchai et je frappai. La femme de John m’ouvrit.

« Bonjour, Marie, dis-je ; comment vous portez-vous ? »

Elle tressaillit comme si elle eût vu un fantôme ; je la tranquillisai, lorsqu’elle me demanda rapidement : « Est-ce bien vous, mademoiselle, qui venez à cette heure dans ce lieu solitaire ? » Je lui répondis en lui prenant la main ; puis je la suivis dans la cuisine, où John était assis près d’un bon feu. Je leur expliquai en peu de mots que j’avais appris tout ce qui était arrivé à Thornfield, et que je venais voir M. Rochester. Je priai John de descendre à l’octroi, où j’avais quitté mon cabriolet, et d’y prendre ma malle que j’y avais laissée. Lorsque j’eus retiré mon châle et mon chapeau, je demandai à Marie si je ne pourrais pas coucher une nuit au manoir. Voyant que c’était possible, bien que difficile, je lui dis que je resterais. À ce moment, une sonnette se fit entendre dans le salon.

« Quand vous entrerez au salon, dites à votre maître que quelqu’un désire lui parler ; mais ne me nommez pas, dis-je à Marie.

— Je ne pense pas qu’il veuille vous recevoir, dit-elle ; il ferme sa porte à tout le monde. »

Quand elle revint, je lui demandai ce qu’avait répondu M. Rochester.

« Il désire savoir quel est votre nom, et ce que vous voulez, répondit-elle ; puis elle remplit un verre d’eau et le posa sur un plateau avec deux lumières.

— Est-ce pour cela qu’il a sonné ? demandai-je.

— Oui ; bien qu’il soit aveugle, il veut toujours avoir des lumières le soir.

— Donnez-moi le plateau, je le porterai moi-même. »

Je le lui pris des mains ; elle m’indiqua la porte du salon. Le plateau tremblait dans mes bras, une partie de l’eau tomba du verre ; mon cœur battait avec force. Marie m’ouvrit la porte et la referma.

Le salon était triste ; un feu négligé brûlait dans la grille, et l’aveugle, qui occupait cette chambre, se penchait vers le foyer en appuyant sa tête contre la cheminée antique. Son vieux chien Pilote était couché en face de lui. L’animal s’était éloigné du chemin de l’aveugle, comme s’il eût craint d’être involontairement foulé aux pieds. Au moment où j’entrai, Pilote dressa les oreilles, se leva en aboyant et bondit autour de moi. Il me fit presque jeter le plateau. Je le posai sur la table, puis je m’approchai du chien, je le caressai et je lui dis doucement : « À bas, Pilote ! » M. Rochester se détourna machinalement pour savoir ce qui avait occasionné ce bruit ; mais, ne pouvant rien voir, il se retourna en soupirant.

« Donnez-moi l’eau, Marie, » dit-il.

Je m’approchai avec le verre à moitié plein ; Pilote me suivait, toujours aussi excité.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda M. Rochester.

— À bas, Pilote ! » dis-je de nouveau.

M. Rochester s’arrêta au moment où il allait porter le verre à ses lèvres, et sembla écouter. Cependant il but et posa son verre sur la table.

« C’est bien vous, Marie, dit-il, n’est-ce pas ?

— Marie est dans la cuisine, » répondis-je.

Il avança rapidement la main ; mais, ne me voyant pas, il ne put pas me toucher.

« Qui est-ce ? qui est-ce ? » demanda-t-il en s’efforçant de voir. Effort vain et douloureux ! « Répondez-moi, parlez-moi encore ! s’écria-t-il d’un ton haut et impérieux.

— Voulez-vous encore un peu d’eau, monsieur ? dis-je ; car j’en ai répandu la moitié.

— Qui est-ce ? qui est-ce qui parle ?

— Pilote m’a reconnue, répondis-je. John et Marie savent que je suis ici. Je suis arrivée ce soir.

— Grand Dieu ! quel prestige, quelle douce folie s’empare de moi ?

— Il n’y a ni prestige ni folie. Votre esprit, monsieur, est trop fort pour se laisser aller au prestige, votre santé trop vigoureuse pour craindre la folie.

— Où est celle qui parle ? Mais non, ce n’est qu’une voix ! Oh ! je ne puis pas la voir ! mais il faut que je la sente, ou mon cœur cessera de battre, et ma tête se brisera. Qui que vous soyez, laissez-moi vous toucher, ou je mourrai ! »

Il se mit à tâtonner. J’arrêtai sa main errante et je l’emprisonnai dans les deux miennes.

« Ce sont bien ses doigts ! s’écria-t-il ; ses petits doigts délicats ! Alors elle est ici tout entière. »

Sa main vigoureuse s’échappa des miennes ; il saisit mon bras, mon épaule, mon cou, ma taille ; bientôt je me sentis enlacée par lui.

« Est-ce Jane ? est-ce bien elle ? Voilà ses formes, sa taille.

— Et c’est sa voix, ajoutai-je. C’est elle tout entière, c’est toujours son même cœur pour vous. Dieu vous bénisse, monsieur ! je suis heureuse d’être près de vous.

— Jane Eyre ! Jane Eyre ! fut tout ce qu’il put dire.

— Oui, mon cher maître, répondis-je ; je suis Jane Eyre. Je vous ai retrouvé et je reviens vers vous.

— Est-ce bien vous en chair et en os ? Êtes-vous bien ma Jane vivante ?

— Vous me touchez, monsieur, et vous me tenez assez ferme. Je ne suis pas froide comme un cadavre, et je ne m’échappe pas comme un esprit.

— Ma bien-aimée vivante ! Ce sont certainement ses membres, ses traits ; mais je ne puis pas être si heureux après toutes mes souffrances. C’est un rêve. Souvent la nuit j’ai rêvé que je la tenais pressée contre mon cœur, comme maintenant, et je l’embrassais, et je sentais qu’elle m’aimait et qu’elle ne me quitterait pas.

— Non, monsieur, je ne vous quitterai plus jamais.

— C’était ce que me disait mon rêve ; mais je m’éveillais toujours, et je me voyais cruellement trompé. Je me retrouvais seul et abandonné ; ma vie continuait à être sombre, isolée et sans espoir. L’eau était interdite à mon âme altérée, le pain à mon cœur affamé. Douce vision que je presse dans mes bras, toi aussi tu t’envoleras ; comme tes sœurs tu disparaîtras. Mais embrassez-moi avant de partir, Jane, embrassez-moi encore une fois.

— Oh ! oui, monsieur. »

Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints maintenant. Je soulevai ses cheveux et je baisai son front. Il sembla se réveiller tout à coup et se convaincre qu’il n’était pas le jouet d’un songe.

« C’est vous, Jane, n’est-ce pas ? dit-il ; et vous êtes revenue vers moi ?

— Oui monsieur.

— Alors vous n’êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou dans quelque torrent ? Vous n’êtes pas méprisée chez des étrangers ?

— Non, monsieur ; je suis indépendante maintenant.

— Indépendante ! que voulez-vous dire, Jane ?

— Mon oncle de Madère est mort et m’a laissé cinq mille livres sterling.

— Ah ! s’écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n’aurais jamais rêvé cela. Et puis, c’est bien sa voix si animée, si piquante et pourtant si douce ; elle réjouit mon âme flétrie et y ramène la vie. Comment, Jane, vous êtes indépendante, vous êtes riche ?

— Oui, monsieur ; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer avec vous, je pourrai faire bâtir une maison tout près de la vôtre. Le soir, quand vous aurez besoin de compagnie ; vous viendrez vous asseoir dans mon salon.

— Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute des amis qui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas dévouer votre vie à un pauvre aveugle ?

— Je vous ai dit, monsieur, que j’étais aussi indépendante que riche. Je suis ma maîtresse.

— Et voulez-vous rester avec moi ?

— Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas ; je serai votre voisine, votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous ai trouvé seul, je serai votre compagne ; je lirai pour vous ; je me promènerai avec vous ; je m’assiérai près de vous ; je vous servirai ; je serai vos mains et vos yeux. Cessez de paraître triste, mon cher maître ; tant que je vivrai, vous ne serez pas seul. »

Il ne répondit pas ; il semblait sérieux et absorbé ; il soupira ; il entr’ouvrit ses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je me sentis embarrassée ; j’avais peut-être mis trop d’empressement dans mes offres ; peut-être j’avais trop brusquement sauté par-dessus les convenances ; et lui, comme Saint-John, avait été choqué de mon étourderie. C’est qu’en faisant ma proposition, j’avais la pensée qu’il désirait et voulait faire de moi sa femme. Bien qu’il ne l’eût pas dit, j’étais persuadée qu’il me réclamerait comme sa propriété ; mais, voyant qu’il ne disait rien sur ce sujet et que sa contenance devenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je m’étais peut-être trompée et que j’avais agi trop légèrement. Alors j’essayai de me retirer doucement de ses bras ; mais il me pressa avec force contre lui.

« Non, non, Jane, s’écria-t-il ; ne partez pas. Je vous ai touchée, entendue ; j’ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi, toute la douceur d’être consolé par vous ; je ne puis pas renoncer à ces joies. J’ai peu de chose à moi ; il faut du moins que je vous possède. Le monde pourra rire ; il pourra m’appeler absurde et égoïste, n’importe. Mon âme a besoin de vous : elle veut être satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps qui l’enchaîne.

— Eh bien, monsieur, je resterai avec vous ; je vous l’ai promis.

— Oui ; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez une chose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à être toujours près de moi, à me servir comme une complaisante petite garde-malade ; car vous avez un cœur affectueux, un esprit généreux, et vous êtes prête à faire de grands sacrifices pour ceux que vous plaignez. Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne devrais avoir pour vous que des sentiments paternels ; est-ce là votre pensée, dites-moi ?

— Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai d’être votre garde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux.

— Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane ; vous êtes jeune et vous vous marierez un jour.

— Je ne désire pas me marier.

— Il faut le désirer, Jane. Si j’étais comme jadis, je m’efforcerais de vous le faire désirer, mais un malheureux aveugle !… »

Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement ; moi, au contraire, je devins plus gaie et je repris courage ; ces dernières paroles me montraient où était l’obstacle, et comme ce n’était pas un obstacle à mes yeux, je me sentis de nouveau à l’aise ; je repris la conversation avec plus de vivacité.

« Il est temps que quelqu’un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais ; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor ; vos cheveux me rappellent les plumes de l’aigle ; mais je n’ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d’oiseau.

— Au bout de ce bras, il n’y a ni main ni ongles, dit-il en tirant de sa poitrine ce membre mutilé et en me le montrant ; spectacle horrible ! n’est-ce pas, Jane ?

— Oui, il est douloureux de le voir ; il est douloureux de voir vos yeux éteints et la cicatrice de votre front ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’on court le danger de vous aimer trop à cause de tout cela et de vous mettre au-dessus de ce que vous valez.

— Je croyais, Jane, qu’en voyant mon bras et les cicatrices de mon visage, vous seriez révoltée.

— Comment, vous pensiez cela ! Ne me le dites pas du moins ; car alors j’aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant laissez-moi vous quitter un instant pour faire un bon feu et nettoyer le foyer. Pouvez-vous distinguer un feu brillant ?

— Oui ; de l’œil droit j’aperçois une lueur.

— Et vous voyez aussi les bougies !

— Chacune d’elles est pour moi un nuage lumineux.

— Pouvez-vous m’entrevoir ?

— Non, ma bien-aimée ; mais je suis infiniment reconnaissant de vous entendre et de vous sentir.

— Quand soupez-vous ?

— Je ne soupe jamais.

— Mais vous souperez ce soir. J’ai faim et vous aussi, j’en suis sûre ; seulement vous n’y pensez pas. »

J’appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et plus ordonné. Je préparai un repas confortable. J’étais excitée, et ce fut avec aisance et plaisir que je lui parlai pendant le souper et longtemps après encore. Là, du moins, il n’y avait pas de dure contrainte ; on n’était pas obligé de faire taire toute vivacité ; je me sentais parfaitement à mon aise, parce que je savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait le consoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et la lumière à tout mon être ! Je vivais en lui et lui en moi. Bien qu’il fût aveugle, le sourire animait son visage, la joie brillait sur son front, et ses traits prenaient une expression plus chaude et plus douce.

Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où j’avais été, ce que j’avais fait et comment je l’avais trouvé ; mais je ne lui répondis qu’à moitié : il était trop tard pour entrer dans ces détails. D’ailleurs j’aurais voulu ne toucher aucune corde trop vibrante, n’ouvrir aucune nouvelle source d’émotion dans son cœur. Mon seul désir pour le moment était de l’égayer ; j’avais réussi en partie ; mais néanmoins sa gaieté ne venait que par instants. Si la conversation se ralentissait un peu, il devenait inquiet, me touchait et me disait :

« Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine ; vous en êtes sûre, n’est-ce pas ?

— Je le crois, sans doute, monsieur.

— Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et sombre, vous vous êtes tout à coup trouvée près de mon foyer solitaire ? J’ai étendu la main pour prendre un verre d’eau, et c’est vous qui me l’avez donné ; j’ai fait une question, pensant que la femme de John allait me répondre, et c’est votre voix qui a retenti à mes oreilles.

— Parce que c’était moi qui avais apporté le plateau, et non pas Marie.

— Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées. Personne ne peut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir, j’ai menée pendant de longs mois. Je ne faisais rien, je n’espérais rien. Je confondais le jour et la nuit. Je ne sentais que le froid quand je laissais le feu s’éteindre, la faim quand j’oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois même un véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie ; oui, je désirais bien plus ardemment la sentir près de moi que de recouvrer ma vue perdue. Comment se peut-il que Jane soit avec moi et me dise qu’elle m’aime ? Ne partira-t-elle pas aussi subitement qu’elle est venue ? J’ai peur de ne plus la retrouver demain. »

Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de son esprit troublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans l’état où il se trouvait. Je passai mes doigts sur ses sourcils ; je lui fis remarquer qu’ils étaient brûlés, et je lui dis que je me chargeais de les lui faire repousser aussi épais et aussi noirs qu’auparavant.

« Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu’il arrivera un moment fatal où vous me quitterez encore ? Vous disparaîtrez comme une ombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne pourrai plus vous retrouver.

— Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur ? demandai-je.

— Pourquoi, Jane ?

— Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve effrayant quand je vous examine de près. Vous dites que je suis une fée ; mais vous, vous ressemblez encore plus à un lutin.

— Suis-je bien laid, Jane ?

— Oui, monsieur, vous l’avez toujours été.

— Hein ?… Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas corrigée de votre malice.

— Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous ; ils se nourrissaient d’idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété. Leurs pensées étaient bien plus raffinées et bien plus élevées que les vôtres.

— Avec qui diable avez-vous été ?

— Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et alors au moins vous cesserez de douter de mon existence.

— Avec qui avez-vous demeuré, Jane ?

— Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur ; il faudra que vous attendiez jusqu’à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour moi une garantie que je serai appelée à votre table pour la finir. Ah ! il faut me souvenir que je ne dois point apparaître à votre foyer simplement avec un verre d’eau ; il faudra apporter au moins un œuf, sans parler du jambon frit.

— Petite railleuse ! Enfant des fées et des gnomes, j’éprouve près de vous ce que je n’ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous avait eue en place de David, l’esprit malin aurait été exorcisé sans l’aide de la harpe.

— Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous quitter ; car j’ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée. Bonsoir.

— Encore un mot, Jane. N’y avait-il que des dames dans la maison où vous avez demeuré ? »

Je m’enfuis en riant, et je riais encore en montant l’escalier.

« Une bonne idée, pensai-je ; j’ai là un moyen pour le tirer de sa tristesse, pendant quelque temps du moins. »

Le lendemain de très bonne heure je l’entendis se remuer et se promener d’une chambre dans l’autre. Aussitôt que Marie descendit, il lui dit : « Mlle Eyre est-elle ici ? » Puis il ajouta : « Quelle chambre lui avez-vous donnée ? N’est-elle point humide ? Mlle Eyre est-elle levée ? Allez lui demander si elle a besoin de quelque chose, et quand elle descendra. »

Je descendis lorsque je pensai qu’il était l’heure de déjeuner. J’entrai très doucement dans la chambre où se trouvait M. Rochester, et je pus le regarder avant qu’il me sût là. Je fus attristée en voyant cet esprit vigoureux subjugué par un corps infirme. Il était assis sur sa chaise ; bien qu’il fût tranquille, il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentués étaient empreints de cette douleur qui leur était devenue habituelle. On eût dit une lampe éteinte qui attend qu’on la rallume. Mais, hélas ! ce n’était plus lui qui pouvait rallumer la flamme de son expression ; il avait besoin d’un autre pour cela. Je voulais être gaie et joyeuse ; mais l’impuissance de cet homme jadis si fort me toucha jusqu’au fond du cœur. Cependant je m’approchai de lui avec autant de vivacité que possible.

« Voilà une belle journée, monsieur, dis-je ; la pluie a cessé et a été remplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir vous promener. »

J’avais réveillé la flamme de son visage ; ses traits rayonnèrent.

« Ah ! vous voilà, ma joyeuse alouette, s’écria-t-il. Venez à moi ; vous n’êtes pas partie ; vous n’avez pas disparu. Il y a une heure, j’ai entendu une de vos sœurs chanter dans les bois. Mais pour moi, son chant n’avait pas d’harmonie, de même que le soleil levant n’a pas de rayon pour moi ; mon oreille est insensible à toutes les mélodies de la terre, et n’aime que la voix de ma Jane. Heureusement qu’elle se fait souvent entendre. Sa présence est le seul rayon qui puisse me réchauffer. »

Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de son impuissance : on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit forcé de demander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais je ne voulais pas pleurer. Je m’essuyai rapidement les yeux, et je me mis à préparer le déjeuner.

La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je conduisis M. Rochester hors du bois triste et humide, dans des champs gais à voir. Je lui décrivis le feuillage d’un beau vert brillant, les fleurs et les haies rafraîchies, le ciel bleu et éblouissant. Je cherchai une place dans un joli endroit bien ombragé ; il se mit sur un tronc d’arbre, et je ne refusai pas de m’asseoir sur ses genoux. Pourquoi l’aurais-je refusé, puisque tous deux nous étions plus heureux près l’un de l’autre que séparés ? Pilote se coucha à côté de nous. Tout était tranquille. M’entourant de ses bras, il rompit subitement le silence.

« Déserteur cruel ! s’écria-t-il. Oh ! Jane, vous ne pouvez pas vous figurer ce que j’ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous aviez fui Thornfield, et que je ne pouvais vous trouver nulle part ; et lorsque après avoir examiné votre chambre, je vis que vous n’aviez pris ni argent ni objets qui pussent vous en tenir lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vous avais donné, et votre malle était encore là, telle que vous l’aviez préparée pour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais-je, maintenant qu’elle est pauvre et abandonnée ? Qu’avez-vous fait, Jane ? dites-moi. »

Je commençai alors le récit de tout ce qui s’était passé pendant cette année, adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois jours où j’avais erré mourante de faim : c’eût été lui imposer une souffrance inutile. Le peu que je racontai lui fit une peine plus grande que je n’aurais voulu.

Il me dit que je n’aurais pas dû le quitter ainsi, sans m’assurer quelques ressources pour mon voyage. J’aurais dû lui faire part de mon intention, me confier à lui ; il ne m’aurait jamais forcée à être sa maîtresse. Quelque violent qu’il parût dans son désespoir, il m’aimait trop bien et trop tendrement pour agir en tyran. Il m’aurait donné la moitié de sa fortune sans me demander un baiser en retour, plutôt que de me voir lancée sans amis dans le monde. Il était persuadé, ajoutait-il, que j’avais souffert plus que je ne voulais le dire.

« Eh bien ! répondis-je, quelles qu’aient été mes souffrances, elles n’ont pas duré longtemps. »

Alors je me mis à lui raconter comment j’avais été reçue à Moor-House, et comment j’avais obtenu une place de maîtresse d’école ; puis je lui parlai de mon héritage, et de la manière dont j’avais découvert mes parents. Le nom de Saint-John revint fréquemment dans mon récit. Aussi, quand j’eus achevé, ce nom devint immédiatement le sujet de la conversation de M. Rochester.

« Alors ce Saint-John est votre cousin ? me dit-il.

— Oui.

— Vous en avez parlé souvent ; l’aimiez-vous ?

— Il était très bon, monsieur ; je ne pouvais pas ne pas l’aimer.

— Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable et se conduisant bien ? Que voulez-vous dire ? expliquez-vous.

— Saint-John n’a que vingt-neuf ans, monsieur.

— Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un homme petit, froid et laid ? Est-ce un de ces hommes dont la bonté consiste plutôt à ne pas avoir de vices qu’à posséder des vertus ?

— Il est d’une infatigable activité ; le but de sa vie est d’accomplir des actes grands et nobles.

— Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on ne peut s’empêcher de hausser les épaules en l’entendant parler.

— Il parle peu, monsieur, mais ce qu’il dit en vaut toujours la peine. Sa tête est très forte ; son esprit inflexible, mais vigoureux.

— Alors c’est un homme remarquable ?

— Oui, vraiment remarquable.

— Instruit ?

— Saint-John est accompli et profondément instruit.

— Ne m’avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas ? Il est probablement sermonneur et suffisant ?

— Je n’ai jamais parlé de ses manières ; mais si elles ne me plaisent pas, c’est que j’ai très mauvais goût : car elles sont polies, calmes et douces.

— J’ai oublié ce que vous m’avez dit de son extérieur. C’est probablement quelque rude ministre à moitié étranglé dans sa cravate blanche et perché sur les épaisses semelles de ses souliers ; n’est-ce pas ?

— Saint-John s’habille bien ; il est grand et beau ; ses yeux sont bleus et son profil grec.

— Le diable l’emporte ! » dit-il à part. Puis, s’adressant à moi, il ajouta : « L’aimiez-vous, Jane ?

— Oui, monsieur Rochester, je l’aimais ; mais vous me l’avez déjà demandé. »

Je vis bien ce qu’éprouvait M. Rochester ; la jalousie s’était emparée de lui et le mordait cruellement ; mais la morsure était salutaire : elle l’arrachait à sa douloureuse mélancolie. Aussi, je ne voulus pas éloigner immédiatement le serpent.

« Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes genoux, mademoiselle Eyre ? » me dit M. Rochester.

Je ne m’attendais pas à cette observation.

« Pourquoi pas, monsieur Rochester ? répondis-je.

— Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez probablement le contraste bien grand. Vous m’avez dépeint un gracieux Apollon. Il est présent à votre imagination, grand, beau, avec ses yeux bleus et son profil grec. Votre regard repose sur un Vulcain, un véritable forgeron, brun, aux larges épaules, aveugle et estropié par-dessus le marché.

— Je n’y avais jamais pensé, monsieur ; mais il est certain que vous ressemblez à un Vulcain.

— Eh bien ! vous pouvez, me quitter ; mais avant de partir (et il me retint par une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le plaisir de répondre à une ou deux questions. »

Il s’arrêta.

« Quelles questions, monsieur ? »

Et alors commença un rude examen.

« Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de maîtresse d’école avant de voir une cousine en vous ?

— Oui.

— Vous le voyiez souvent ? Il visitait l’école de temps en temps ?

— Tous les jours.

— Et il approuvait vos plans ? car vous êtes savante et habile, Jane.

— Oui, il les approuvait.

— Il découvrit en vous bien des choses qu’il n’avait pas espéré y trouver ; vous avez des talents peu ordinaires.

— Je ne puis pas vous répondre là-dessus.

— Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l’école ; y venait-il jamais vous voir ?

— De temps en temps.

— Le soir ?

— Une ou deux fois. »

M. Rochester s’arrêta un instant.

« Combien de temps êtes-vous restée avec lui et ses sœurs, lorsque vous eûtes découvert votre parenté ?

— Cinq mois.

— Rivers passait-il beaucoup de temps auprès de vous et de ses sœurs ?

— Oui. Le parloir nous servait de salle d’étude à tous ; il s’asseyait près de la fenêtre, et nous près de la table.

— Étudiait-il beaucoup ?

— Oui, beaucoup.

— Et quoi ?

— L’hindoustani.

— Et que faisiez-vous pendant ce temps ?

— Au commencement, j’apprenais l’allemand.

— Était-ce lui qui vous l’enseignait ?

— Non, il ne comprenait pas cette langue.

— Ne vous enseignait-il rien ?

— Un peu d’hindoustani.

— Rivers vous enseignait l’hindoustani ?

— Oui, monsieur.

— Et à ses sœurs aussi ?

— Non.

— Seulement à vous ?

— Seulement à moi.

— Le lui aviez-vous demandé ?

— Non.

— C’était lui qui le désirait ?

— Oui. »

M. Rochester s’arrêta de nouveau.

« Pourquoi le désirait-il ? À quoi pouvait vous servir l’hindoustani ?

— Il voulait m’emmener avec lui aux Indes.

— Ah ! je devine, maintenant ; il voulait vous épouser.

— Il m’a demandé, en effet, de devenir sa femme.

— Ce n’est pas vrai ; c’est un conte impudent que vous inventez pour me contrarier.

— Je vous demande pardon, c’est la vérité ; il me l’a demandé plus d’une fois, et vous-même vous n’auriez jamais pu y mettre plus de persévérance que lui.

— Mademoiselle Eyre, je vous ai dit que vous pouviez me quitter. Combien de fois faudra-t-il répéter la même chose ? Pourquoi cet entêtement à rester perchée sur mes genoux, quand je vous dis de vous en aller ?

— Parce que j’y suis bien.

— Non, Jane, vous n’êtes pas bien ici, car votre cœur n’est pas avec moi. Il est près de votre cousin Saint-John. Oh ! jusqu’à ce moment je croyais que ma petite Jane était toute à moi. Même lorsqu’elle m’abandonna, je croyais qu’elle m’aimait encore. C’était ma seule joie au milieu de mes grandes douleurs. Quoique nous ayons été longtemps loin l’un de l’autre, quoique j’aie versé d’abondantes larmes sur notre séparation, en pleurant ma Jane, je n’ai jamais eu la pensée qu’elle pût en aimer un autre. Mais il est inutile de s’affliger. Jane, laissez-moi ; épousez Rivers.

— Alors, monsieur, repoussez-moi loin de vous, car je ne vous quitterai pas librement.

— Jane, j’aime toujours votre voix ; elle ranime mon espoir, car elle semble annoncer la fidélité. Quand je l’entends, elle me reporte au passé, et j’oublie que vous avez formé des liens nouveaux ; mais je ne suis pas un fou. Partez, Jane.

— Pour aller où, monsieur ?

— Pour aller retrouver le mari que vous avez choisi.

— Quel est-il ?

— Vous le savez bien, Saint-John Rivers.

— Il n’est pas mon mari et il ne le sera jamais. Je ne l’aime pas et il ne m’aime pas. Il aime (comme il peut aimer, et ce n’est pas ainsi que vous) une belle jeune fille, appelée Rosamonde ; il veut m’épouser parce qu’il pense trouver en moi une bonne femme de missionnaire, ce qu’il n’aurait pas trouvé en elle. Il est grand et bon, mais sévère et froid comme de la glace à mon égard. Il ne vous ressemble pas, monsieur. Je ne suis pas heureuse près de lui ; il n’a pour moi ni indulgence ni tendresse ; il ne voit en moi rien d’attrayant, pas même la jeunesse ; il me considère seulement comme utile. Eh bien ! monsieur, dois-je vous quitter pour aller avec lui ? »

Je frissonnai involontairement, et par un instinct secret je me rapprochai de mon maître aveugle, mais aimé. Il sourit.

« Comment, Jane ! est-ce vrai ? me dit-il ; les choses en sont-elles réellement là entre vous et Rivers ?

— Oui, monsieur. Oh ! vous n’avez pas besoin d’être jaloux. Je voulais vous irriter un peu pour vous rendre moins triste. Je pensais que la colère vaudrait mieux que la douleur. Vous désirez mon amour ; eh bien ! si vous pouviez voir combien je vous aime, vous seriez fier et heureux. Tout mon cœur vous appartient, monsieur, et il continuerait à vous appartenir, quand même le destin devrait nous éloigner pour toujours. »

Il m’embrassa de nouveau et semblait accablé par de tristes pensées.

« Oh ! ma vue éteinte, mes forces perdues ! » murmura-t-il d’un accent douloureux.

Je le caressai pour le sortir de sa rêverie. Je savais à quoi il pensait ; j’aurais voulu parler pour lui, mais je n’osais pas. Il se détourna un instant ; je vis une larme glisser sous ses paupières closes et le long de ses joues mâles. Mon cœur se gonfla.

« Je ne vaux pas mieux que le vieux marronnier frappé par l’orage dans le verger de Thornfield, dit-il au bout de peu de temps. Cette ruine aurait-elle le droit de demander à un chèvrefeuille en boutons de la recouvrir de ses fraîches fleurs ?

— Vous n’êtes pas une ruine, monsieur ; vous n’êtes pas un arbre frappé par l’orage : vous êtes jeune et vigoureux. Des plantes pousseront autour de vos racines, sans même que vous le demandiez, car elles se réjouiront de votre riche ombrage ; elles s’appuieront sur vous et vous enlaceront, parce que votre force leur sera un soutien sûr. »

Il sourit de nouveau : je venais de le consoler un peu.

« Parlez-vous des amis, Jane ? me demanda-t-il.

— Oui, » répondis-je en hésitant.

Je pensais à quelque chose de plus, mais je ne savais quel autre mot employer. Il vint à mon secours.

« Mais, Jane, me dit-il, j’ai besoin d’une femme.

— Vous, monsieur ?

— Oui, Est-ce donc nouveau pour vous ?

— Vous n’en aviez pas encore parlé.

— Et cette nouvelle n’est pas la bienvenue, n’est-ce pas ?

— Cela dépend des circonstances, monsieur ; cela dépend de votre choix.

— Vous le ferez pour moi, Jane ; j’accepterai votre choix.

— Eh bien monsieur, choisissez celle qui vous aime le plus.

— Je choisirai du moins celle que j’aime le plus. Jane, voulez-vous m’épouser ?

— Oui, monsieur.

— Un homme estropié, de vingt ans plus vieux que vous, et qu’il faudra soigner ?

— Oui, monsieur.

— Est-ce bien vrai, Jane ?

— Très vrai, monsieur.

— Oh ! ma bien-aimée, Dieu vous bénisse et vous récompense !

— Monsieur Rochester, si jamais j’ai fait une bonne action dans ma vie, si jamais j’ai eu une bonne pensée, si jamais j’ai prononcé une prière sincère et pure, si jamais j’ai eu un désir noble, je suis récompensée maintenant. Devenir votre femme, c’est pour moi être aussi heureuse que possible sur la terre.

— Parce que vous aimez à vous sacrifier.

— À me sacrifier ? Qu’est-ce que je sacrifie ? la faim pour la nourriture, l’attente pour la joie. Avoir le droit d’entourer de mes bras celui que j’estime, de presser mes lèvres sur celui que j’aime, de me reposer sur celui en qui j’ai confiance, est-ce lui faire un sacrifice ? S’il en est ainsi, certainement j’aime à me sacrifier.

— Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse ce qui me manque.

— Tout cela n’est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus encore maintenant que je puis vous être utile qu’aux jours de votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger.

— Jusqu’ici je n’ai voulu être ni secouru ni conduit ; maintenant je n’en souffrirai plus. Je n’aimais pas à mettre ma main dans celle d’une servante, mais il me sera doux de la sentir pressée par les petits doigts de Jane. Je préférais l’entière solitude à la constante surveillance des domestiques ; mais le doux ministère de Jane sera une joie perpétuelle. Jane me plaît ; est-ce que je lui plais ?

— Oh ! oui, monsieur, entièrement.

— Eh bien alors, rien au monde ne nous force à attendre ; il faudra nous marier immédiatement. »

Son regard et sa parole étaient ardents ; il retrouvait son ancienne impétuosité.

« Il faut que nous devenions une seule chair, et sans tarder. Une fois la permission obtenue, nous nous marierons.

— Monsieur Rochester, je viens de m’apercevoir que le soleil se couchait. Pilote est déjà parti dîner ; laissez-moi regarder l’heure à votre montre.

— Attachez-la à votre ceinture, Jane, et gardez-la. Je n’en ai plus besoin.

— Il est près de quatre heures, monsieur ; n’avez-vous pas faim ?

— Dans trois jours, Jane, il faudra nous marier. Peu importent les bijoux et les beaux vêtements ; tout cela ne vaut pas une chiquenaude.

— Le soleil a séché toutes les gouttes de pluie, monsieur. La bise ne souffle plus, et il fait bien chaud.

— Savez-vous, Jane, que votre petit collier de perles est dans ce moment-ci attaché sous ma cravate, autour de mon cou bronzé ? Depuis le jour où je perdis mon seul trésor, je le porte comme un souvenir.

— Nous retournerons à travers le bois, repris-je, nous y serons plus à l’ombre. »

Mais il ne m’écoutait pas et poursuivait toujours sa pensée.

« Jane, continua-t-il, vous me prenez pour un chien de païen, et pourtant mon cœur est gonflé de reconnaissance envers le Dieu bienfaisant. Lui voit plus clairement que les hommes, il juge plus sagement qu’eux. Grâce à lui, je ne vous ai pas fait de mal. Je voulais flétrir une fleur innocente et souiller sa pureté ; le Tout-Puissant me l’a arrachée des mains ; je l’ai presque maudit dans ma révolte orgueilleuse. Au lieu de plier le front sous sa volonté, je l’ai défié. La justice divine a poursuivi son cours ; les malheurs m’ont accablé ; j’ai passé bien près de la mort. Les châtiments du Tout-Puissant sont grands ; il m’envoya une épreuve qui me rendit humble pour toujours. Vous savez que j’étais orgueilleux de ma force ; mais que suis-je maintenant qu’il faut me laisser guider par un autre, comme un enfant dans sa faiblesse ? Il y a peu de temps, Jane, que j’ai reconnu la main de Dieu dans mon destin. Alors je commençai à sentir du remords et du repentir, à désirer de me réconcilier avec mon Créateur ; je me mis à prier quelquefois ; mes prières étaient courtes, mais sincères.

« Il y a quelque temps, quatre jours, du reste, car c’était lundi soir, je me trouvais dans une singulière disposition : l’égarement avait fait place à la douleur, l’obstination à la tristesse ; depuis longtemps je me disais que, puisque je ne pouvais pas vous trouver, vous deviez être morte. Ce soir-là, entre onze heures et minuit, avant de me laisser aller à mon triste sommeil, je suppliai Dieu de me retirer de ce monde et de m’admettre dans cette éternité où j’avais encore espoir de rejoindre Jane.

« J’étais dans ma chambre, assis près de la fenêtre ouverte : j’aimais à sentir l’air embaumé de la nuit, bien que je ne pusse voir aucune étoile, et que la présence de la lune ne se révélât pour moi que par une vague lueur. J’aspirais vers toi, Jane ; j’aspirais par mon corps et par mon âme. Je demandais à Dieu, avec un cœur humilié et angoissé, si je n’avais pas été assez longtemps désolé, affligé et tourmenté, et si je ne pourrais pas une fois encore goûter au bonheur et à la paix. J’avouais que tout ce que j’endurais était bien mérité, mais je disais aussi que j’aurais peine à supporter plus longtemps cette torture. Malgré moi, mes lèvres exprimèrent les désirs de mon cœur, et je m’écriai : « Jane ! Jane ! Jane ! »

— Avez-vous prononcé ces paroles tout haut ?

— Oui, Jane ; et si quelqu’un m’avait entendu, il m’aurait cru fou, car je les prononçai avec une énergie égarée.

— Vous dites que c’était lundi dernier, vers minuit ?

— Oui ; mais peu importe le jour. Écoutez, voilà le plus étrange : vous allez me croire superstitieux. Il est certain que j’ai toujours eu un peu de superstition dans le sang. N’importe, ce que je vais vous dire est vrai ; du moins il est vrai que j’ai cru entendre ce que je vais vous raconter. Au moment où je m’écriai : « Jane ! Jane ! Jane ! » une voix, je ne puis dire d’où elle venait, mais je sais bien à qui elle appartenait, me répondit : « Je viens ; attendez-moi. » Et, un moment après, j’entendis murmurer dans l’air : « Où êtes-vous ? »

« Je vais vous dire, si je le puis, l’effet que me produisirent ces mots ; mais c’est difficile à exprimer. Vous voyez que Ferndean est enseveli dans un bois épais où viennent s’éteindre tous les bruits sans qu’aucun résonne jamais. « Où êtes-vous ? » semblait avoir été prononcé sur une montagne, car ces mots furent répétés par un écho. À ce moment, une brise plus fraîche vint effleurer mon front. J’aurais pu croire que Jane et moi nous venions de nous rencontrer dans quelque lieu sauvage ; et je crois vraiment que nous avons dû nous rencontrer en esprit. Sans doute, Jane, qu’à cette heure vous étiez plongée dans un sommeil dont vous n’aviez pas conscience ; peut-être votre âme quittait son enveloppe terrestre pour venir consoler la mienne car c’était votre voix ; je suis bien certain que c’était elle. »

C’était aussi le lundi, vers minuit, que moi j’avais reçu un avertissement mystérieux ; c’était bien là ce que j’avais répondu. J’écoutai le récit de M. Rochester, mais sans lui parler de ce qui m’était arrivé. Cette coïncidence me sembla trop inexplicable et trop solennelle pour la communiquer ou la discuter. Si j’en avais parlé à M. Rochester, je l’aurais profondément impressionné, et son esprit, déjà si assombri par ses souffrances passées, n’avait pas besoin d’être encore obscurci par un récit surnaturel. Je gardai donc ces choses ensevelies dans mon cœur et je les méditai.

« Vous ne vous étonnerez plus, continua mon maître, qu’hier soir, lorsque je vous ai vue apparaître si subitement, j’aie eu peine à croire que vous n’étiez pas une vision, une voix qui s’éteindrait comme quelques jours auparavant le murmure de la nuit et l’écho de la montagne ; maintenant, je vois que vous n’êtes pas une vision, et je remercie Dieu du fond de mon cœur. »

Après m’avoir fait retirer de ses genoux, il se leva, découvrit respectueusement son front, inclina vers la terre ses yeux sans regard et demeura dans une muette adoration. Je n’entendis que les derniers mots de sa prière :

« Je remercie mon Créateur, dit-il, de s’être souvenu de sa miséricorde à l’heure du châtiment, et je supplie humblement mon Sauveur de me donner les forces nécessaires pour mener à l’avenir une vie plus pure que par le passé. »

Il étendit la main pour me demander de le conduire ; je pris cette main chérie et je la tins un moment pressée contre mes lèvres ; puis je la passai autour de mon épaule : étant beaucoup plus petite que lui, je pouvais lui servir d’appui et de guide. Nous entrâmes dans le bois et nous retournâmes à la maison.

 

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Commentaires
D
Un bon week end pour toi<br /> <br /> J'espere pas trop humide comme ici!<br /> <br /> Bisous
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