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NOURRIR SON CORPS ET SON ESPRIT AVEC KALINKA
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1 décembre 2012

LA MAISON DANS LA DUNE DE MAXENCE VAN DER MEERSCH

XY240

I
 

Sylvain allait de maison en maison proposer du tabac belge.

Il avait, pour sonner aux portes et faire ses offres à ses clients, une façon à lui, la façon des fraudeurs, qui ne savent jamais s’ils vont voir devant eux un ami ou un ennemi. Il appuyait sa bicyclette contre le mur, allait tirer la sonnette, et revenait à son vélo. Il l’enfourchait, posait le pied sur la pédale, se tenait prêt à démarrer. La porte s’ouvrait.

« Pas de tabac ? soufflait Sylvain. 

– Pas cette semaine. » 

La porte se refermait. Et Sylvain s’en allait plus loin, sonner à une autre porte.

Sylvain était un homme de trente ans, grand et large d’épaules, avec une tête qui plaisait par quelque chose de naïf et de franc répandu sur ses traits. Il avait des cheveux châtains, mal plantés, taillés en brosse et dominant son front haut. Son nez d’ancien boxeur était aplati et élargi à la base, sans être pour cela complètement déformé. Ses yeux bruns étaient petits et brillants, – celui qu’on lui voyait, tout au moins, car l’autre était entièrement masqué par une énorme enflure violacée. Cela l’enlaidissait, lui déformait le visage, sans parvenir à rendre antipathiques ses traits où se lisait une certaine douceur candide contrastant singulièrement avec son physique d’athlète. Il était vêtu en maçon. Il portait un lourd pantalon de velours d’Amiens, immense, descendant en vastes plis le long de ses jambes, et retenu à la taille par une ceinture de flanelle bleue. Sur le torse, il avait une espèce de gilet, taillé dans le même velours côtelé, et sur lequel étaient cousues des manches de lustrine noire solide. Aux pieds, des espadrilles blanches maculées. Tout son accoutrement était couvert de plaques de mortier, et d’une fine poussière de chaux. Il avait ficelé sur la barre horizontale du cadre de sa bicyclette une pelle de maçon, à fer carré. Et, tenant d’une main le guidon de son vélo, il équilibrait de l’autre, sur son épaule, un sac à ciment qui était censé contenir sa truelle et ses outils.

« Pas de tabac ?

– Une paire de paquets. »

Pour la femme qui les lui demandait, Sylvain tira de son sac deux paquets d’une demi-livre.

« Combien ?

– Vingt francs. »

Il reçut l’argent.

« Faut pas repasser la semaine prochaine ?

– Non. Dans quinze jours, tu pourras revenir.

– Merci. »

Et Sylvain repartit plus loin, continua de sonner aux portes, partout où il avait des clients connus. Ailleurs, il n’allait pas, sauf dans les quartiers déserts, les hameaux en pleine campagne, les fermes isolées. Dans les villages, on peut se hasarder à sonner partout. Mais ici, en plein Dunkerque, on risquait à tout moment de tomber sur un agent, sur un « noir », douanier déguisé en civil, qui ne se laisserait pas abuser par l’honnête apparence du vêtement et du sac de maçon.

« Pas de tabac ?… Pas de tabac ? »

Sur l’épaule de Sylvain, le sac s’allégeait. Sylvain, de tête, fit son calcul : il était parti avec sept kilos. Il en avait vendu un peu plus de quatre. Il payait son tabac vingt-cinq francs le kilo. Il le revendait de trente-cinq à quarante, suivant les têtes. Depuis ce midi, il avait gagné, comptait-il, à peu près, cinquante-cinq francs. Et ça n’était pas difficile. Les gens trouvent encore leur bénéfice à payer dix francs une demi-livre de tabac belge de bonne qualité, quand le tabac français le moins cher revient à plus de quinze francs.

Toute une chaîne d’intermédiaires vit ainsi de la fraude, depuis le maître fraudeur jusqu’aux revendeurs en détail. On paie le tabac belge seize francs, ce qui revient à onze francs en monnaie française. Le maître fraudeur donne six francs de « portage » aux hommes qu’il embauche pour l’apporter en France. Et il le revend vingt-cinq francs. Le revendeur, comme Sylvain, prend lui aussi un bénéfice d’une dizaine de francs. Et ses clients, des cafetiers en général, revendent encore le plus souvent le tabac à des amateurs, en prélevant sur la marchandise une quatrième dîme.

« C’est assez pour aujourd’hui, pensa Sylvain. Je peux rentrer. »

Et, après avoir encore passé dans deux ou trois estaminets, il remonta définitivement sur sa bicyclette, et prit la route de Furnes. Il sortit de Dunkerque, suivit un moment, le long du canal, la route de Dunkerque à Furnes, s’engagea sur un pont, et obliquant dans la direction de la mer, il arriva dans la partie désertique et sablonneuse du littoral, qui s’étend, toute nue, aride et presque inculte, sur des kilomètres et des kilomètres, jusqu’à Bray-Dunes et la frontière belge. Il roula encore un moment par un étroit chemin qui traversait ce pays triste, proche de la côte, où de maigres cultures, des prairies à l’herbe rare, des jardinets où ne poussait bien que la pomme de terre, alternaient avec d’immenses surfaces stériles, abandonnées à l’envahissement des dunes. C’était une contrée morne, sèche, parcourue par un vent dur et salin, qui piquait la peau. Une impalpable poussière de sable passait en sifflant dans les herbes, s’accumulait sur le chemin, y dessinait des lignes en croissants, comme de minuscules cordons de dunes. Et au loin, une rafale plus forte les emportait de nouveau, les brassait en colonnes tournoyantes qu’on voyait courir comme des trombes, jusqu’à perte de vue. Et d’autres colonnes descendaient sans arrêt des collines de sable qui s’élevaient entre le pays et la mer. Elles arrivaient, passaient avec un crépitement sec dans les buissons âpres et rabougris, entouraient parfois Sylvain d’un tourbillon en spirale, essaim impalpable de danseuses aériennes. Lentement, cette féerique invasion s’étalait sur la plaine, y déposait ces incessants apports de sable, surélevait peu à peu le niveau du sol. Tout s’enlisait irrésistiblement. Du côté de la mer, les rares maisons que rencontrait Sylvain étaient enterrées, comme noyées déjà dans l’assaut des dunes. On connaissait ainsi, tout près de Zuydcoote, un clocher où l’on entrait par les fenêtres, et que les vieilles gens disaient être le survivant d’un village enfoui.

Dans cette solitude, Sylvain roulait, la tête baissée, la visière de sa casquette rabattue sur les yeux, pour les abriter. Il arriva dans un hameau isolé, bâti le long du chemin, et tournant le dos au vent de la mer. C’était là qu’il habitait. Il n’y avait que sept ou huit maisons, dont une épicerie où l’on vendait aussi du pain. C’étaient d’anciennes maisons de pêcheurs, maintenant louées à des ouvriers qui travaillaient pour la plupart à Dunkerque ou aux grandes aciéries toutes proches. Elles étaient vieilles, faites en brique jaune pâle, suivant la mode du pays, et couvertes de tuiles rouges que le vent perpétuel érodait et avivait d’une incessante tombée de poussière de sable. Sa lente action avait même, par place, tracé dans la brique des stries d’usure. Elles semblaient toutes petites, ces maisons, à demi enfouies, basses sous leur grand toit, perdues ainsi au milieu de cette plaine démesurée, que limitaient au nord et au sud seulement les lignes parallèles des dunes et du canal maritime, mais qui s’étendait à droite et à gauche jusqu’au plus lointain de l’horizon.

Sylvain vivait là depuis dix ans, pourtant, accoutumé à cet isolement, à cette tristesse plate, ininterrompue, où pas un arbre, pas un clocher, rien que l’ondulation monotone des dunes, et, par place, un hérissement de buissons rachitiques, n’arrêtait le regard. Il arriva devant sa maison, qui était l’avant-dernière de la rangée. Et il sauta de vélo, poussa la porte, et entra.

« Bonsoir, Germaine, souhaita-t-il.

– Bonsoir, dit sa femme. T’as bien vendu ?

– Ça va. »

Sylvain se débarrassa de son sac, poussa son vélo jusqu’à la courette, et revint.

Germaine était une belle créature, bien plantée, la chair saine, l’œil noir et vif sous des sourcils fournis et fortement arqués. Ses lèvres grasses, son teint frais, ses joues charnues lui donnaient un air appétissant et sensuel, que ne démentait pas l’indolence un peu molle des gestes. On la sentait ennemie de l’effort, lasse des tribulations de sa vie passée, du temps où elle traînait le trottoir, avant que Sylvain s’éprît d’elle et l’épousât. – Elle était assise près de la fenêtre, et reprisait paisiblement des bas.

 

En face d’elle était Louise, la grosse maîtresse de César, le meilleur camarade de Sylvain. C’était une brave femme, honnête et un peu bonasse, qui aimait très sincèrement son pseudo-mari, malgré le trafic du tabac auquel il l’employait souvent quand l’ouvrage pressait. César, lui, était un contrebandier enragé, qui depuis vingt ans, malgré d’incessants conflits avec la douane et la police, ne savait revenir à la vie normale. Ancien boxeur comme l’avait été Sylvain, il était peu à peu tombé à une amoralité complète, mené malgré lui par des passions violentes, qui avaient causé sa déchéance. – Il était installé près du feu, et fumait cigarette sur cigarette, en attendant Sylvain.

Revenu de la cour, Sylvain ôta sa casquette, l’accrocha à un clou, contre le mur.

« Qu’est-ce que t’as à l’œil ? demanda alors Germaine.

– Un coup de poing », expliqua Sylvain, brièvement.

César tourna la tête :

« Tu t’es laissé faire ça ?

– Je pense que tu aurais fait comme moi, dit Sylvain sans se froisser. J’ai rencontré deux noirs…

– Où ?

– Juste en arrivant à Dunkerque. » Germaine quitta son raccommodage, et César cessa de fumer.

« Ils t’ont pris ton tabac ?

– Non. Ils m’avaient arrêté juste au tournant de l’octroi. Je me suis cassé le nez dessus, pour dire.

– Alors ? 

– Alors, c’était bon. Je leur avais déjà donné mon sac. Je me disais qu’un mois avec sursis, c’est pas une affaire…

– Non, approuva César.

– Mais tu l’as, ton sac, s’étonna la grosse Louise.

– Laisse-moi expliquer, Louise. J’allais les suivre sans rien dire, mais ils ont voulu me passer les menottes. Je suis trop connu pour me promener comme ça dans Dunkerque, hein ? Alors, on s’est battu.

– Ça a dû chauffer, dit César, dont le visage marquait un intérêt passionné.

– Ça, oui. Surtout qu’il y avait un imbécile d’employé d’octroi qui est accouru, quand ils ont crié main-forte.

– Et tu les as eus tout de même ?

– À la fin, oui. Mais j’ai bien pensé que j’y laisserais mon vélo. Le plus mal arrangé, ç’a été l’employé d’octroi. Il y a un noir, aussi, qui saignait du nez comme une fontaine. Mais celui-là, il m’a mordu ici. Regarde. »

Sylvain releva sa manche, montra sur son biceps la marque profonde et bleuâtre d’une morsure.

« On va y mettre de la teinture d’iode, hein, Germaine ?

– Oui. »

Et Germaine alla chercher une petite bouteille dans son armoire.

« Et t’as su ravoir ton vélo tout de même ? interrogea encore César, que ce récit laconique enthousiasmait, et qui eût aimé en apprendre, plus long.

 

– Oui. Quand « l’octroi » a été par terre, les autres se sont fatigués. J’en ai profité pour filer. Il y en a un qui m’a encore suivi un moment. Mais je l’ai attendu un peu plus loin, et je lui ai dit de me laisser tranquille. Il était tout seul, tu comprends, j’aurais eu beau jeu. Mais il est parti. »

Tout en parlant, Sylvain allongeait son bras musculeux, que Germaine badigeonnait de roux.

« Ça me fait plus mal, maintenant, dit-il. Tout à l’heure, je ne sentais rien.

– C’est la colère », émit César.

Il regardait aussi le bras de Sylvain, admirant sans l’avouer la beauté des muscles longs et nets sous la peau, roulant avec aisance, tressaillant à chaque geste, riches d’un flux nourri de sang chaud qui gonflait le réseau saillant des veines. On eût dit un beau marbre vivant. Et l’admiration de César se trahit malgré lui :

« Quel malheur d’avoir lâché la boxe avec des bras pareils, dit-il.

– C’est bon, c’est bon, protesta Germaine, fâchée. Ne viens pas encore lui mettre la tête à l’envers, toi. »

Sylvain souriait sans rien dire. C’était la marotte de César, la boxe. Il ne pouvait plus y songer, lui, usé par la noce et les femmes. Il avait été solide, pourtant, autrefois. Petit mais râblé, les bras immenses, la face carrée, la mâchoire massive, le front brutal, il gardait encore sur sa face les stigmates de son ancienne profession : nez déformé, pommettes bosselées, arcades sourcilières écrasées et taillées de cicatrices. Brèche-dent, une oreille décollée, les lèvres fendues, il ressemblait vaguement à un bronze qu’on aurait martelé à coups de maillet.

Sylvain, son pansement fini, était allé à la cave, où menait un escalier de bois. Avec la lame de son canif, il dévissa la planche de l’une des marches. Et il découvrit ainsi une cache, il y vida le fond de son sac de maçon, et revissa la planche.

« Tu m’attendais ? demanda-t-il à César, en revenant.

– Oui. J’aurai besoin de toi, demain après-midi.

– Pour quoi faire ?

– « Monter » un chien en Belgique.

– Lequel ?

– Tom. J’avais un type, mais il s’est fait prendre hier. T’auras trente francs. C’est le prix. Entendu ?

– Entendu. Je viendrai chez toi, sitôt après midi. »

Louise, la maîtresse de César, intervint.

« C’est pas bien, tout de même, de faire la bête comme ça avec ces chiens. Tu te le feras tuer une fois ou l’autre, ce pauvre Tom.

– Il est trop malin, répliqua César. Il reconnaît les douaniers à l’uniforme.

– Et tous ceux que tu dresses encore ? J’ai mal au cœur, quand je pense à tout ce qu’ils vont devoir faire…

– Ça va, ça va, fais pas la morale, dit César. Ça ne te regarde pas. C’est affaire aux hommes. »

Louise leva les yeux au ciel, mais n’osa plus rien dire. C’était une brave femme, qui craignait les gendarmes. Elle sentait bien que, dans ces débats, Germaine, ancienne fille au passé agité, ne lui donnait pas raison. Germaine était plus familiarisée avec la justice. Et la fraude rapportait à Sylvain des bénéfices dont elle profitait trop pour les voir disparaître sans regret.

Le soir arrivait, assombrissait déjà la petite cuisine. César alluma une cigarette encore, et son allumette jeta un reflet pourpre, qui fit ensuite paraître l’ombre plus dense. Et il se leva.

« Allez, Louise, en route. Il est temps pour le souper. »

Ils sortirent. On entendit claquer, juste à côté, la porte de leur maison.

« Ils ne t’ont pas reconnu ? demanda alors Germaine.

– Qui ? Les noirs ? Non. Même si j’avais dû laisser mon vélo, tu sais bien que j’ai toujours une fausse plaque.

– Et ton bras ?

– Ça va.

– Tu pourras aller, demain ?

– Oui, oui. »

Tranquillisée, Germaine ne dit plus rien.

Sylvain n’aimait pas parler. Elle devait s’arranger pour résumer en peu de mots ce qu’elle avait à lui dire. Elle lâcha son raccommodage, se leva pour préparer le repas du soir. Et Sylvain alla à la porte, ouvrit le battant du haut pour faire entrer le reste du jour qui traînait encore sur la campagne. Il s’accouda sur l’appui ; il regarda au-dehors la tristesse de cette lande sablonneuse, de ce ciel d’un vert clair, où passait un vent vif, qui chassait devant lui des traînées de nuages étirés, et frangés de rouge. Et il découvrait dans cette désolation de terre stérile, dans la pâleur de ce ciel vide et froid quelque chose de tragique, qui, sans qu’il sût pourquoi, lui faisait songer à sa destinée…

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Commentaires
M
C'est un peut longt , il histoire comme j'en est lu souvent<br /> <br /> Bon weekend
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E
Justement en faisant le ménage ce matin je bougeais la pile de livres pour épousseter. Et j'ai plongé mon regard sur ce livre. Bon week end.
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D
bonjour et bon samedi si tu ne travail pas almors prends bien soins de toi même si tu travail bien sur il fait beau cela change de la pluie j espère qui en est de même pour toi merci de cette lecture et très belle vidéo que j ai apprécier bisous ton amie DAN
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P
Cette route, le long du canal, je la connais bien, c'est celle qui va de Dunkerque à De Panne. Je la prenais chaque jour, aller-retour lors des chantiers à Usinor-Dunkerque..<br /> <br /> <br /> <br /> Bonne fin de semaine. Bises de nous deux
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